Ladouceur foulée à nos pieds est un fil de discussion ouvert le 31 mars 2011 à 10h35 par Gorwald, dans la rubrique Macrophotographie et proxiphotographie du forum photo Pose
Au commencement, lâapparition ». Câest le titre du film trivial nous ne voyons dâabord que le fond dâune cuvette, un peu comme ces bacs en plastique utilisĂ©s par les photographes, dans leur laboratoire, pour plonger les images latentes dans un bain dâoĂč elles ne ressortiront quâune fois rĂ©vĂ©lĂ©es ». Pas dâimage, encore lâattente. Sur le fond du bac est juste peint, Ă©pais â gros pinceau, pigment laque â un grand K rouge un peu penchĂ©. Ce pourrait ĂȘtre pi, la lettre grecque. Cela ressemble mĂȘme Ă un pictogramme chinois, et pourrait Ă©voquer, par exemple, le caractĂšre yuanqi, ou souffle primordial », quâutilisait Guo Ruoxu, lettrĂ© chinois du XIe siĂšcle, pour calligraphier ce que peindre veut dire 2. Mais bientĂŽt, Ă droite, dans le coin supĂ©rieur de lâĂ©cran, surgit un filet de lait. Le lait coule, dĂ©licatement, sans Ă -coups. Quelquâun â lâartiste, invisible mais tout proche, on lâentendrait presque respirer dans ce grand silence â verse le lait. Ă mesure que le liquide blanc prend possession des lieux, se forme une nouvelle matiĂšre qui va devenir lâinvasive voilure, le milieu mĂȘme de lâĂ©cran. Le fond du bac disparaĂźt peu Ă peu. La lettre rouge laisse une ruine erratique, un vestige, puis une simple trace, puis une lacune Ă peine visible en-dessous du lait et qui va disparaĂźtre, elle aussi. Au moment oĂč ce processus sâinstaure, on sâaperçoit quâune aurĂ©ole de lumiĂšre blanche a pris possession de la partie gauche de cet Ă©cran de lait. Ce nâest autre que le reflet dâune lampe de travail qui, Ă la fois, Ă©claire le lait et se rend visible par lui, Ă sa surface qui tremble et, donc, fait trembler tout lâespace visible. Le lait continue de couler il crĂ©e une profondeur. Avec cette profondeur, il crĂ©e un petit remous qui rĂ©vĂ©lera encore, au point de chute, le rouge de la lettre noyĂ©e. Le reflet sâagite. Quelques bulles sâĂ©garent et viennent se rĂ©sorber dans le blanc. Tout sâapaise. Tout Ă coup, surgit une ombre fine suivie dâun doigt humain. Lâartiste Ă©tait donc bien lĂ , tout proche. Voici son corps. Et le doigt, calmement, dâune volontĂ© aussi ferme que dĂ©licate, se pose non pas sur » le lait, mais, dirai-je plutĂŽt, dans » le lait. Il traverse la profondeur liquide, il entre. Il sâimmobilise, il a touchĂ© le fond. Autour de lui se forme une aurĂ©ole irrĂ©guliĂšre, un petit tourbillon de pigment rouge. On sâaperçoit alors que le doigt lui-mĂȘme Ă©tait rougi de peinture une aquarelle qui ne sâaccroche pas, qui extravague spontanĂ©ment dans le liquide blanc quâelle vient de rencontrer. Puis, le doigt se retire. Ă ce moment â moment magique, et câest lĂ quâon se souvient du mot apparition » â se forme une fleur rouge Ă la surface de lait. Elle ne se pose ni ne sâĂ©tend. Non, elle se forme en se rĂ©tractant, en se rĂ©trĂ©cissant lĂ©gĂšrement, comme si elle cherchait son point de plus grande intensitĂ© possible. Elle se forme en laissant lâimpression que quelque chose dâelle est aspirĂ© dans le fond. Câest admirable et quelque peu inquiĂ©tant comme si le lait Ă©tait, soudain, plus profond que prĂ©vu. Tout sâapaise Ă nouveau. Puis, tout recommence une fois. Le doigt revient, insiste, cherche un peu dans le fond. Alors cela fait mal, comme quand on dit mettre le doigt dans la plaie ». La flaque informe sâagrandit. Le doigt se retire enfin. Une autre fleur rouge, plus grande, aussi belle, aussi libre et parfaite, se forme dans le lait. Câest presque un paysage â pourtant si proche, si incarnĂ© â ou une lettre inconnue issue dâune simple fleur elle-mĂȘme issue dâun simple contact avec le liquide blanc. Par lâascĂ©tisme et le lyrisme de ses images, le film de Sarkis Ă©voquera, sans doute, les natures mortes filmĂ©es de Paradjanov, notamment lorsque commence Sayat Nova les trois grenades et le couteau qui saignent » sur le linge blanc, la main rouge du poĂštemusicien, les tas de laine teinte qui sâĂ©crasent sur les plateaux⊠Mais, du point de vue de sa composition et de son lien Ă lâespace de lâatelier, le dispositif de ce film, comme de la sĂ©rie quâil prolonge 3, sâapparenterait plutĂŽt Ă ces livres de recettes » qui ont fleuri au Moyen Ăge et ont culminĂ© dans le Manuel du Mont Athos, le Libro dellâarte de Cennino Cennini ou, plus tard, le Trattato della pittura de LĂ©onard de Vinci. Dans ces films, le peintre â qui travaille pour lâoccasion, comme les maĂźtres dâautrefois, avec des assistants â tient le pinceau et la camĂ©ra en mĂȘme temps. Celle-ci nous met donc dans lâintimitĂ© de lâartiste, non pas la personne biographique, mais le corps vu de prĂšs dans lâexercice de ses gestes techniques. Ayant vu ces films, on pourrait presque reconnaĂźtre Sarkis dans une foule au simple regard de ses mains, de comment elles bougent. Ă lâinstar du Manuel du Mont Athos, du Libro dellâarte ou du Trattato della pittura, ces films sont composĂ©s en une longue suite de trĂšs courts chapitres. Et comme eux ils nous tutoient â Tu procĂ©deras comme suit 4⊠» â ne serait-ce que par la proximitĂ©, la familiaritĂ© quâils nous offrent au regard des ustensiles, bols, liquides, matĂ©riaux, supports, pinceaux et gestes du peintre. Comme eux, ils nous Ă©merveillent et nous Ă©duquent lĂ©gĂšretĂ© poĂ©tique et prĂ©cision technique ensemble. Mais, dâabord, que nous enseigne ce film ? Fallait-il apprendre Ă tremper son doigt dans la peinture rouge, puis dans un rĂ©cipient de lait ? Ăvidemment, lâenjeu nâest pas ici technique au sens du procĂ©dĂ©, mais de la procĂ©dure, voire du paradigme 5. Il sâagit, comme lâindique bien le titre du film, de commencer Ă savoir ce que câest que produire une apparition. Or, nous apprenons quâune apparition, si simple soit-elle â comme cette fleur rouge qui apparaĂźt dans la blancheur dâun lait â exige la mise en Ćuvre de toute une dramaturgie il faut une lettre au moins, soit un trĂ©sor symbolique, mais capable de disparaĂźtre un temps, noyĂ©, toujours lĂ nĂ©anmoins, dans le milieu matĂ©riel de lâapparition ; il faut un bol, pour que lâapparition sâappuie sur quelque chose, trouve son cadre et ne se disperse pas Ă vau-lâeau ; il faut un lait, en tout cas un vĂ©hicule et un liant » de lâapparition ; il faut un rai, câest-Ă -dire une lumiĂšre qui rende tout cela visible, fĂ»t-ce pour un bref moment ; et, enfin, il faut un tact, câest-Ă -dire un acte corporel capable, comme on lâa vu dans ce film, de bouleverser la surface des choses et de rendre au fond sa puissance dâaffleurer sous nos yeux, fĂ»t-ce en y faisant tache. Philosophiquement, on pourrait dire quâĂ toute apparition il faut sans doute un langage que lâon puisse interloquer sans lâoublier pour autant ; un fond qui sâouvre soudain ; un milieu matĂ©riel qui sâimpose alors ; une condition de visibilitĂ© pour tout cela ; et, enfin, un corps qui agit, qui se meut, qui fait lâexpĂ©rience dâune telle apparition. Comme les autres de cette sĂ©rie au commencement,⊠» â dans laquelle le mot johannique verbe » nâapparaĂźtra pas, supplantĂ© ici par le cri », lĂ par la nuit » â ce petit film propose une sorte de fable technique. Technique, parce quâelle dĂ©crit une chaĂźne opĂ©ratoire trĂšs simple mais trĂšs prĂ©cise, ce qui ne lâempĂȘche pas dâĂȘtre surprenante ; fable, parce quâelle assume dâemblĂ©e, par sa prĂ©sentation mĂȘme, une valeur plus gĂ©nĂ©rale, dâordre philosophique ou poĂ©tique. Comme dans le Manuel du Mont Athos ou dans le Libro dellâarte de Cennini, le jeu rĂ©ciproque des matiĂšres colorantes ne va pas sans une rĂ©flexion plus fondamentale sur les puissances de la chair, câest-Ă -dire sur lâincarnation 6. Comme dans le Trattato della pittura, la cuisine dâatelier ne va pas sans la conscience dâune tĂąche infinie » du questionnement devant le monde 7. Dans ces conditions, le lait de au commencement, lâapparition » est plus que du lait, comme le peint » est plus que de la peinture dans le film intitulĂ© au commencement, le pain qui nage ». Dans ces films, la boĂźte dâaquarelles ressemble Ă une marquetterie dâAsie centrale ; le bol de mĂ©tal ressemble Ă un calice byzantin ; le bol en porcelaine blanche ressemble Ă un objet familial tel que Paradjanov savait si bien les filmer Sarkis me parle aussi du bol de lait dans Stalker de Tarkovski, film sur lequel il a produit une sĂ©rie dâaquarelles ; le petit son de cloche sur quoi nombre de sĂ©quences dĂ©butent ressemble Ă la scansion dâun rituel japonais ; la cire en fusion qui coule, goutte Ă goutte, dans lâeau claire et prend forme immĂ©diatement ressemble, quant Ă elle, Ă une technique divinatoire. Mais pourquoi ce lait est-il plus que du lait ? Il serait juste, mais insuffisant, de rĂ©pondre en disant quâil participe au grand poĂšme de paraboles construit, Ă nâen pas douter, par Sarkis. Dâabord, ce lait est lâoccasion de montrer un geste pictural. Il se substitue â Ă mĂȘme lâĂ©cran que nous oppose le film lui-mĂȘme â au mur enduit pour la fresque, Ă la toile blanche de la peinture de chevalet ou Ă la simple feuille granuleuse de lâaquarelle. Si Pline lâAncien a raison lorsquâil constate que lâacte de peindre accompagne tous nos geste de vie, y compris ceux de la mort â puisque lâon dĂ©core de peinture jusquâaux [âŠ] bĂ»chers » funĂ©raires qui vont eux-mĂȘmes partir en cendres avec le cadavre immolĂ© 8 â alors il ne faut pas sâĂ©tonner que les menus gestes du peintre condensent, Ă mĂȘme leur technicitĂ©, tout le noeud anthropologique des rapports entre la nature et la culture, lâhumanitĂ© et les choses inertes, la vie et le trĂ©pas. Le lait de cette Apparition trĂšs picturale se souvient probablement que les Anciens peignaient au lait. Non seulement ils coagulaient, caillaient ou bleuissaient » le lait pour fabriquer cette colle de fromage qui sert Ă prĂ©parer les fonds de panneaux dâautels â On coupe en trĂšs petits morceaux du fromage mou, on le lave avec de lâeau chaude, dans un mortier, avec un pilon, jusquâĂ ce que lâeau sorte pure, Ă plusieurs reprises. Puis le mĂȘme fromage, pressĂ© avec la main, est mis dans de lâeau froide, jusquâĂ ce quâil se durcisse. AprĂšs cela, on le broie trĂšs menu sur une table de bois bien unie avec un autre bois ; on le met de nouveau dans le mortier, on le broie avec soin avec le pilon, en y ajoutant de lâeau et de la chaux vive, jusquâĂ ce quâil devienne Ă©pais comme de la lie. Les panneaux dâautels assemblĂ©s au moyen de cette colle adhĂšrent si solidement, aprĂšs sâĂȘtre dessĂ©chĂ©s, que la chaleur ni lâhumiditĂ© ne les peut disjoindre 9 » â mais encore ils utilisaient le lait comme liant pigmentaire pittura con latte, dit-on, par exemple, dans lâItalie mĂ©diĂ©vale. Les Ă©lĂ©ments gras y servent Ă homogĂ©nĂ©iser, la casĂ©ine adhĂšre et durcit. On trouve dĂ©jĂ ces matĂ©riaux dans les peintures rupestres du Sahara. On utilise le lait caillĂ© ou, par analogie de texture et de couleur, le lait de chaux chaux Ă©teinte, pulvĂ©risĂ©e, tamisĂ©e et dĂ©layĂ©e dans de lâeau pour la prĂ©paration des supports. On ajoute de la cĂ©ruse, du plĂątre, des os calcinĂ©s, des coquilles dâĆufs. On utilise aussi le lait de figue, comme le recommande Cennini, ou le lait dâencaustique. On dĂ©signe par lait de montagne ou lait de roche diffĂ©rentes variĂ©tĂ©s de carbonates de calcium 10. Un MĂ©moire sur la peinture au lait fut encore consacrĂ©, Ă la fin du XVIIIe siĂšcle, par un certain Cadet-de-Vaux 11. MĂȘme chose pour ce bol que lâon retrouve partout dans les films de Sarkis, que lâon retrouve aussi, en bonne place dans son atelier, comme une relique dessĂ©chĂ©e avec ses restes de cire craquelĂ©e issus de lâĂ©pisode au commencement, la coulĂ©e ». Si lâartiste joue lui-mĂȘme, figuralement â mots et images rĂ©unis â sur le pain noyĂ© dans lâeau dâaquarelle, atteint par la couleur, et le peint de tout tableau, alors quâon accepte de se souvenir que le bol signifie, dans le vocabulaire traditionnel des ateliers, deux choses diffĂ©rentes mais qui, bien sĂ»r, font systĂšme. Le bol est, chacun le sait, un rĂ©cipient de porcelaine utilisĂ© pour certaines prĂ©parations Ă lâeau, les dĂ©layages en particulier 12 ». Lâargot français dit bol pour dĂ©signer le cul en avoir ras le bol », ne pas se casser le bol » et, surtout, le destin favorable, la chance avoir du bol », manquer de bol ». Cennino Cennini fait aux bols scodelle ou scodelline une place importante dans lâespace de lâatelier câest lĂ que sâagitent trivialement les pinceaux avant que la noble surface du tableau ne soit â sujets religieux obligent â touchĂ©e par la grĂące 13. Mais le bol, pour un peintre, câest avant tout â et je vois Sarkis sourire en coin â le bol dâArmĂ©nie. Câest une terre argileuse de couleur blanche ou rouge, voire ocre, importĂ©e dâOrient depuis lâAntiquitĂ©. IngrĂ©dient capital, puisquâil sert de constituant Ă la couche prĂ©paratoire des fonds dâicĂŽnes et de tous les tableaux mĂ©diĂ©vaux destinĂ©s Ă recevoir la feuille dâor. Cennini lâappelle bolio ou bolo armenico 14. On lâutilisa mĂȘme, par la suite, comme couche prĂ©paratoire pour les tableaux Ă la dĂ©trempe ou Ă lâhuile, Ă cause de sa couleur rougeĂątre dĂ©licate et mystĂ©rieuse, flatteuse au passage des couleurs mais qui, malheureusement, ternissait celles-ci au fil des annĂ©es », selon un processus nommĂ© pĂ©nĂ©tration du bol, câest-Ă -dire la remontĂ©e de la couleur du fond dans la texture des surfaces 15. Lorsquâil est blanc, le bol dâArmĂ©nie se prĂ©sente sous la forme dâune poudre trĂšs douce au toucher, presque onctueuse. Pline lâAncien, qui utilise une curieuse pĂ©riphrase â lâArmĂ©nie envoie la substance qui porte son nom » â accorde Ă cette terre de kaolin la vertu de favoriser la croissance du systĂšme pileux, surtout les cils 16 ». Sous sa forme de terre rouge, on lâutilise plutĂŽt contre un flux menstruel excessif chez la femme, de mĂȘme que contre les poisons et la morsure des serpents 17 ». Jehan le BĂšgue, vers 1430, donnera une dĂ©finition de ce quâil appelle bularminium â dâautres disent bolum armenicum ou, Ă la grecque, bolos armeniacos â en parlant dâune couleur rouge capable de virer au noir color rubeus nigrescens Ă lâimage du sang de dragon » ut sanguis drachonis 18. On commence Ă comprendre, devant cette richesse inĂ©puisable des mĂ©taphores organiques, elles-mĂȘmes soutenues par une pensĂ©e de la mĂ©tamorphose, que les menus actes commis dans un recoin dâatelier â verser du lait, appuyer son doigt, faire surgir une fleur de sang â supposent une vĂ©ritable sagesse des choses, du corps et de la matiĂšre vivante. Leur savoir ou leur folie, ou leur docte ignorance, cela dĂ©pend. Les peintres dâautrefois ne faisaient-ils pas partie de la corporation des apothicaires, pharmaciens et mĂ©decins 19 ? Tant il est vrai que leur compĂ©tence construisait le lien â efficace, matĂ©riel, symbolique â entre certaines substances, terres, plantes, humeurs, rĂ©sidus, sucs, sĂ©crĂ©tions, dĂ©coctions, mĂ©langes, etc., et le corps humain inquiet de sa vie, câest-Ă -dire inquiet de sa mort. Sarkis, on le sait, a revendiquĂ© lâ art-mĂ©decine » de Joseph Beuys 20. Ce qui apparaĂźt dans au commencement, lâapparition » est Ă la fois symptĂŽme et symbole, document de souffrance et image de son apaisement. Un pharmakon, pour tout dire 21. Les mots semblent trĂšs pauvres dĂšs quâil sâagit de dĂ©crire â ne serait-ce que dĂ©crire, mais prĂ©cisĂ©ment â un objet. Que dire, alors, de notre capacitĂ© Ă raconter une matiĂšre, un milieu matĂ©riel, un mouvement dans ce milieu, une multiplication de ces mouvements, le processus complexe de leurs mĂ©tamorphoses ? Comment regarder du lait qui coule et faire de ce regard un drame, câest-Ă -dire une action et une Ă©criture tout Ă la fois ? En rĂ©alitĂ©, notre sensation dâimpuissance nâest lĂ©gitime que jusquâĂ un certain point. Car le langage lui-mĂȘme forme matĂ©riau. Les lettres sont sĂ©parĂ©es dans un mot, les mots isolables dans une phrase et, pourtant, il ne tient quâĂ lâĂ©criture de crĂ©er, avec cela, un mouvement fluide. Il y a des poĂšmes onctueux comme du lait ou lĂ©gers comme de la cendre. Paul ValĂ©ry Ă©crivait Ă mon poĂšme ! Moi ! Chair tremblante, [âŠ] lait ! des sons sâĂ©tirent, un Ă©veil, un grandissement de syllabes â teintures de voyelles frĂȘles, niant les silences, croissance de consonnes, toutes les mĂȘmes qui deviennent de liquides et sifflantes, labiales et liquides davantage. [âŠ] Le feu se dĂ©clare enfin, de toutes les prĂ©sences des Ă©motions diverses il pointe et flambe [âŠ], hurlant sur les cendres [âŠ], dâaccord avec lâaperception par lâĂȘtre souffrant des intimitĂ©s originelles. Ce chant disparaĂźt sans finir 22 ». Il faut, pour tout dire, que les images travaillent le langage au corps. Câest ce qui nous arrive Ă tous, poĂštes ou non, au creux de chaque nuit, lorsque nous rĂȘvons figurabilitĂ©. Or, le figurable est ce qui, dans le langage mĂȘme, renonce Ă dĂ©couper clairement ». Ne pas couper est une de mes passions », affirme Sarkis. Dans mes films, il nây a pas de coupure ou dâobstacle qui brise la continuitĂ© 23 », qui est continuitĂ© de temps autant que de matĂ©riau. VoilĂ pourquoi, dans ces films, un seul matĂ©riau, fluide et indĂ©coupable par excellence â lâeau dâaquarelle â est capable de mĂ©tamorphoser tout ce quâil touche, transformant dans une mĂȘme coulĂ©e â une mĂȘme durĂ©e â lâombre en couleur liquide et la couleur liquide en flammes par exemple dans au commencement, le rouge et le vert » et au commencement, il brĂ»le ». Câest Ă peu prĂšs la mĂȘme chose avec le lait. Parce quâil porte en lui la mĂ©moire dâune expĂ©rience fondamentale dâincorporation, le lait convoque les images et, donc, interloque, fait bifurquer, modifie, refonde Ă chaque fois le langage. ArtĂ©midore de Daldis veut-il dire ce que veulent dire les rĂȘves de lait ? Son langage ne pourra que sâĂ©garer, sâĂ©tendre comme flaque, extravaguer, se perdre, nâaffirmer que la diffĂ©rence Les rĂȘves concernant les vases ont des accomplissements diffĂ©rents. Par exemple du lait dans un pot au lait est avantageux, dans une cuvette symbole de dommage 24 ». Donc le lait nâest ni bon ni mĂ©chant, ni chance ni malchance, ni ceci ni cela. Il sera ce quâen feront nos images, nos usages dâimages. Peut-ĂȘtre parce quâil avait une idĂ©e somme toute assez triviale du langage, Gaston Bachelard nâest pas allĂ© dans les images aussi loin quâil le pensait. La mĂ©taphore, chez lui, passe toujours au-devant des mĂ©tamorphoses. Alors, comme il lâĂ©crit, les mĂ©taphores [lactĂ©es] [nâ]illustrent [quâ]un amour inoubliable », lâamour maternel 25. Quadruple erreur le lait est bien plus quâune mĂ©taphore ; la mĂ©taphore fait bien plus quâillustrer ; lâimage sait ne pas oublier lâenvers de la beautĂ© ou de lâamour, haine, mort ou destruction ; et rien nâest plus oubliable â malheureusement ou pas, selon les cas â que lâamour maternel, lâamour au commencement ». Dire toute eau est un lait », ou bien lâeau rĂ©elle [câest] le lait maternel », placer une majuscule jungienne Ă la mĂšre inamovible, la MĂšre 26 », câest gĂ©nĂ©raliser Ă lâexcĂšs, substantialiser la matiĂšre autant que lâimago au sens psychanalytique, jungien justement, de ce terme. Bachelard Ă©nonce pourtant, dans les mĂȘmes pages, de trĂšs prĂ©cieuses hypothĂšses sur les rapports entre imagination et matiĂšre, notamment lorsquâil Ă©crit que les images nâattendent pas toutes prĂȘtes au creux de lâimagination, quâau contraire elles ne se dĂ©gagent quâĂ partir dâune profondeur plus prochaine, plus enveloppante, plus matĂ©rielle 27 ». Ou bien lorsquâil affirme â Ă propos du lait comme de lâeau â que les images les plus puissantes ont plus de matiĂšre que de forme », quâen elles câest la matiĂšre qui commande la forme » par exemple, le sein dâune femme nâest pas un bol tout formĂ© avec du lait dedans, au contraire le sein est arrondi parce quâil est gonflĂ© de lait 28 ». Il lui suffit alors de citer Michelet 29. Mais pourquoi Michelet Ă©tait-il allĂ© plus loin, plus vrai que Bachelard dans sa façon dâĂ©crire le lait ? Justement parce quâil Ă©crivait plus radicalement, ne craignant jamais, dans sa quĂȘte de vĂ©ritĂ© â vĂ©ritĂ© des images, vĂ©ritĂ© anthropologique â dâinterloquer le langage en vue dâune prĂ©cision supĂ©rieure, de sâĂ©garer dans les mots pour de meilleurs montages, dâinventer une matiĂšre verbale, de jouer avec les diffĂ©rences. Michelet ne dit pas seulement lait premier », lait heureux » ou lait prodigieux », comme Bachelard 30. Il dit aussi Ă©lĂ©ment visqueux, blanchĂątre » pour remarquer que cette chose Ă©ventuellement dĂ©goĂ»tante â pensons Ă la peau du lait, par exemple â est la vie » mĂȘme, la vie Ă mĂȘme sa substance organique » ou animalisable 31 ». Il regarde de trĂšs prĂšs, et ce quâil voit nâest pas puretĂ© de lait idĂ©al mais remous, bulles, amalgames, pullulements, altĂ©rations. Il sait que le lien fondamental est un lien dâimpuretĂ©. Il assigne la pensĂ©e Ă soutenir cette impuretĂ©. Il dit Ă raison, contre toute la philosophie dâĂ©cole, que la vĂ©ritĂ© nâest jamais pure. Et puis il se risque Ă un formidable montage laitregard. Il laisse flotter son regard sur un tableau de lactation aperçu dans les galeries du Louvre â câest La Vierge au coussin vert dâAndrea Solario â et invente une dĂ©duction dont, bien plus tard, Jacques Lacan pourra Ă©clairer les tenants et les aboutissants Ă travers sa notion mĂ©tapsychologique dâobjet. Parce que lâenfant boit la mĂšre, la mĂšre voit lâenfant et, plus encore, Ă©tablit le lien du regard, si fortement que dĂšs que lâenfant voit la lumiĂšre [il] se voit dans lâĆil maternel 32 ». GrĂące au lait, le contact est regard, et rĂ©ciproquement. Est-ce jouissance ? Bien sĂ»r. Est-ce plaisir ? Pas seulement. Michelet compose une prosopopĂ©e pour ce tableau de maternitĂ© oĂč la Vierge dira Bois, mon enfant ! bois, câest ma vie ! [âŠ] Jouis, bois⊠Câest ma douleur. [âŠ] Bois, câest mon plaisir 33 ». Ainsi va le lait dans lâimage inconsciente du corps. Le regard du lait appelle un contact qui dĂ©sire lâincorporation. Beaucoup dâĆuvres dâart cherchent donc, sans le dire, Ă imiter la puissance du lait. Le haĂŻku cinĂ©matographique de Sarkis organise dĂ©licatement ce moment de conversion il a lieu, en particulier, lorsque lâombre du doigt sur le lac blanc â phĂ©nomĂšne visuel dâintangibilitĂ© presque atmosphĂ©rique, diaphane â se rĂ©sorbe tout Ă coup et fait place au contact du doigt avec la surface du lait. Câest une catastrophe en miniature le statu quo est brisĂ©, la blanche beautĂ© se voit soudain percĂ©e, saignĂ©e, souillĂ©e. Ombre sur blancheur â milieu intact â cela faisait encore rĂȘver de transcendance. Mais le doigt qui sâenfonce bouleverse cet Ă©tat de choses il apporte une trivialitĂ© presque choquante, rend tangible la profondeur du lait et, donc, produit quelque chose comme un puits dâimmanence dâoĂč lâon ne pourra plus vraiment sâĂ©chapper. Mettre le doigt dans la plaie, ai-je dit. On pense au geste de saint Thomas lâApĂŽtre quand il enfonçait son doigt dans la plaie du Christ, ayant dit Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son cĂŽtĂ©, je ne croirai pas ». Et le Christ, lui maintenant le doigt dans la plaie, de rĂ©pondre Parce que tu me vois, tu crois 34 ». Car, pour lui, voir et enfoncer son doigt dedans, câĂ©tait la mĂȘme chose. Donc, Thomas aurait pu dire Je ne crois quâĂ ce que je touche en profondeur ». MĂȘme ici, dans le lait, mettre le doigt, nâest-ce pas, littĂ©ralement, crĂ©er une plaie ? On pensera donc, aussi, Ă un acte de dĂ©floration, cet acte qui porte atteinte Ă surface, Ă membrane, y produisant une fĂ©conde fleur de sang, faisant dâune vierge une femme que nos religions auront voulu qualifier dâ impure », pĂ©chĂ© originel oblige. au commencement, lâapparition » serait donc, aussi, le commencement dâune impuretĂ©. Et de lâattrait qui va avec 35. Dans cette perspective, le lait â Ă©mulsion opaque toujours au bord de se dĂ©shomogĂ©nĂ©iser â sera bien tout ce quâon veut, sauf pur 36 ». Miraculeux, certes, mais toujours prĂšs de tourner, de cailler, de bleuir », de fermenter, de grumeler. Câest une substance sexuelle, puisquâelle concerne directement la reproduction lâexception mariale ayant fait couler beaucoup dâencre, au Moyen Ăge et Ă la Renaissance, sur le lait des vierges 37 ». Sa blancheur mĂȘme nâest pure » que pour lâapparence si lâon en croit une tradition sĂ©culaire qui fait du lait un rĂ©sidu, une mĂ©tamorphose par coction â câest-Ă -dire par lâaction de la chaleur sur les matiĂšre organiques, sorte de lente digestion ou Ă©bullition â du sang menstruel. Le lait, Ă©crivait Aristote, possĂšde la mĂȘme nature que la sĂ©crĂ©tion dâoĂč naĂźt chaque animal » ; non seulement la nature du lait est la mĂȘme que celle des menstrues », mais encore le lait peut ĂȘtre dĂ©fini, strictement, comme du sang qui [par lâaction du sperme] a subi une coction parfaite », ce qui, aux yeux des anciens physiologistes, Ă©tait prouvĂ© par le simple fait que durant lâallaitement les rĂšgles nâont pas lieu 38 ». Lorsque, vers 1473, LĂ©onard de Vinci composera son cĂ©lĂšbre dessin en coupe du coĂŻt humain, on pourra voir un petit vaisseau partir de lâutĂ©rus et remonter directement vers le sein de la femme 39. Substance sexuelle, le lait contient dans sa formation mĂȘme et le sang fĂ©minin et le sperme masculin qui, justement, lui donne forme en dĂ©clenchant tout le processus dâembryogenĂšse. Non seulement lâallaitement masculin est un fantasme rĂ©current dans nombre de rites et de croyances en Europe comme au Moyen Orient 40, mais encore la mainmise du masculin sur le prodige des substances fĂ©minines va jusquâĂ permettre des dictons de ce genre Le lait vient de lâhomme », en sorte que, dans de nombreuses sociĂ©tĂ©s, câest le mari qui gĂšre Ă sa guise lâallaitement des enfants 41. Dans la cosmologie de lâInde ancienne, le lait nâest pas autre chose que le sperme dâAgni », si bien que tout laitage recueille les prestiges de ce qui a Ă©tĂ© cuit dans les bonnes rĂšgles de la cuisine sacrificielle 42. Substance sexuelle cela veut dire, dâabord, substance symboliquement structurante. Le lait produit du langage, de lâĂ©change, du social. Il y a des pactes de lait », des alliances par collactation 43 ». En Inde, en Asie centrale, en Afrique, lâinstitution de la parentĂ© de lait induit des comportements spĂ©cifiques â des interdits matrimoniaux, en particulier â oĂč les ethnologues voient une façon, pour le lien social, de consolider son unitĂ© 44. Ă lâĂ©poque oĂč les icĂŽnes mariales envahissent, depuis Byzance, tout lâOccident chrĂ©tien, Thomas dâAquin compose Ă lâusage des novices â et pour fonder lâunitĂ© familiale » de lâordre dominicain â sa Summa theologica quâil compare, dâentrĂ©e de jeu, Ă un lait nourricier en prenant appui sur lâexpression paulinienne Comme Ă des petits enfants dans le Christ, câest du lait que je vous ai donnĂ© Ă boire 45 ». Plus tard, Ă lâĂ©poque oĂč Filippo Lippi et Sandro Botticelli inventent une façon de rendre toute figure onctueuse en la drapant dans le lait subtil du glacis pictural, la gestion de lâallaitement par nourrice et la parentĂ© de lait » conditionneront certains aspects importants de la vie sociale florentine 46. Mais toute substance sexuelle est aussi, imaginairement, dĂ©structurante elle accepte de se dissiper en figures qui Ă©pousent la loi de lâinconscient, son insensibilitĂ© Ă la contradiction, sa capacitĂ© de dĂ©placement, de symptĂŽme, dâanachronisme, de dissemblance 47. Alors, le lait devient invasif, il contamine, atteint, modifie les reprĂ©sentations de la rĂ©alitĂ©. Pline lâAncien croit, par exemple, que le lait sâĂ©coule par toute la mamelle et mĂȘme par le creux de lâaisselle 48 ». Il rapporte lâopinion selon laquelle le lait passe pour communiquer une part de sa blancheur Ă la peau des femmes ; aussi PoppĂ©e, femme de Domitius NĂ©ron, emmenait partout Ă sa suite cinq cents Ăąnesses laitiĂšres et se plongeait tout entiĂšre dans un bain de lait, croyant quâil assouplissait aussi la peau 49 ». Ambroise ParĂ© continuera, au XVIe siĂšcle, de soutenir que du lait sort de la matrice des jeunes accouchĂ©es 50. Il faut, de toute substance sexuelle â donc imaginairement surinvestie â sâattendre Ă tout. Les images sont lĂ pour donner forme aux attentes et aux peurs les plus contradictoires. On hypostasiera, dâun cĂŽtĂ©, les qualitĂ©s nourriciĂšres du lait en qualitĂ©s curatives le lait animal â et surtout, bien sĂ»r, le lait de femme â fut rĂ©putĂ©, autrefois, pour soigner presque tout, la mĂ©lancolie, lâĂ©pilepsie, lâempoisonnement, les maux de tĂȘte, les abcĂšs ; il Ă©tait censĂ© effacer les ecchymoses », rĂ©guler la dĂ©pravation de lâestomac » ; il est encore excellent, ajoutait Pline, de faire couler du lait sur les yeux injectĂ©s de sang », le rĂ©sultat Ă©tant plus efficace [avec le lait] dâune femme qui a accouchĂ© dâun garçon 51 ». Vitam sugendo protraxi â en tĂ©tant jâai prolongĂ© ma vie » â est un adage qui se lit au frontispice du traitĂ© de Giovanni Michele Gallo, Dissertazione del vero, e sicuro metodo dellâuso del latte, publiĂ© en 1753 Ă Florence 52. DâoĂč le catalogue Ă©puisant des rituels consacrant le lait bĂ©nĂ©fique. Dans la fĂȘte dâIsis dĂ©crite par ApulĂ©e, lâun des prĂȘtres portait un petit vase dâor arrondi en forme de mamelle, avec lequel il faisait des libations de lait 53 ». Dionysos Ă©tait, en GrĂšce, crĂ©ditĂ© du pouvoir de crĂ©er des liquides â lait, eau, vin, miel â Ă partir dâune simple branche thyrsos ou en frappant la terre avec ses doigts 54. On verse du lait sur les os des morts ou sur les corps malades 55. On tire des prĂ©sages du lait qui bout, selon sa façon de dĂ©border 56. Dans lâOrient prĂ©biblique, on parle de tĂ©ter le ciel » et on invente des allaitements rituels 57. Dans lâInde ancienne, les rites du lait sont aussi mĂ©ticuleux que cosmologiquement fondĂ©s 58. En Asie centrale comme, plus tard, en Turquie musulmane, on protĂšge les demeures avec des effigies de mamelles, on consacre les animaux blancs â câest-Ă -dire sacrĂ©s â avec du lait, on offre du lait aux quatre points cardinaux, on appelle le paradis Lac de lait et la premiĂšre femme MĂšre-lac-de-lait 59. En Orient byzantin comme en Occident latin abondent les cultes de Maria lactans ou de la Vierge de lait, de saint Mamant â appelĂ© Mama Ă Constantinople, Chypre et en GrĂšce â les grottes dâ eaux saturĂ©es » oĂč le calcaire des stalagmites est sucĂ© comme un sein miraculeux 60. Mais, comme tout pharmakon â celui-ci Ă©tant, de plus, concoctĂ© dans les profondeurs mystĂ©rieuses de lâorganisme fĂ©minin â le lait peut subitement tourner, câest-Ă -dire virer au pire. Alors le remĂšde devient poison, et le regard maternel, celui quâadmirait tant Michelet devant le tableau dâAndrea Solario, devient mauvais Ćil. Une nourrice donne le sein Ă votre fils ? MĂ©fiez-vous car, si elle tombe enceinte, son lait se coagulant comme une sorte de fromage », elle risque dâempoisonner lâenfant 61. Tout ce que le lait nous donne, il peut nous le reprendre. Tout ce qui fait de lui une substance sacrĂ©e sacer peut devenir maudit, sĂ©parĂ©, intouchable sacer, encore 62. Le lait est, dans la Bible, un festin Ă©rotique que cĂ©lĂšbre le Cantique des cantiques ; mais ce festin va de pair avec la prohibition alimentaire de cette horreur insupportable qui consisterait Ă cuire un enfant â je veux dire un agneau ou un chevreau â dans le lait de sa mĂšre 63. Notre rapport au lait sera donc hĂ©rissĂ© de tabous. Ici, on interdira aux femmes ayant leurs rĂšgles de toucher le lait ; lĂ , il faudra protĂ©ger le lait maternel des agissement de sorciĂšres, car câest par lui quâelles commencent souvent de nous porter le mal, Ă travers ce quâon nomme si souvent, dans les procĂšs de sorcellerie, le maleficium lactis ; on finira par penser, au XVIIIe siĂšcle, que la diĂšte blanche plonge lâamateur excessif de lait dans une mĂ©lancolie trĂšs sombre, trĂšs noire 64 ». On se mĂ©fiera particuliĂšrement, au Moyen Ăge et Ă la Renaissance, du lait sozzo, câest-Ă -dire grossier et quelque peu vĂ©nĂ©neux » dont les nourrices enceintes menacent, comme je lâai dit, les enfants en bas Ăąge 65. LĂ©onard de Vinci Ă©crira un jour cette terrible prophĂ©tie Le lait sera retitĂ© aux petits enfants » il latte sia tolto ai piccoli figlioli, prĂ©cisant ironiquement que cela arrive dĂ©jĂ tous les jours puisquâon retire aux chevreaux leur lait nourricier pour en faire ce fromage dont, cruellement, sans y penser, nous nous dĂ©lectons 66. Freud met cette capacitĂ© dâinversion â du pur Ă lâimpur ou du bienfaisant au malfaisant â en rapport direct avec un processus de formation de symptĂŽme », la Symptombildung Ce qui a Ă©tĂ© autrefois pour lâindividu une satisfaction ne peut justement aujourdâhui que susciter sa rĂ©sistance ou sa rĂ©pulsion. [âŠ] Le mĂȘme enfant qui a tĂ©tĂ© avec aviditĂ© le lait du sein de sa mĂšre a coutume de manifester, quelques annĂ©es plus tard, Ă lâencontre de la consommation de lait une forte aversion [qui] sâaccroĂźt jusquâĂ la rĂ©pulsion, si le lait ou la boisson qui en contient est recouvert dâune petite peau » Ă©voquant le sein lui-mĂȘme 67. Lait, sang et sperme ne font pas seulement systĂšme dans la physiologie traditionnelle et dans les fantasmes dont elle se soutient ils dĂ©terminent, par leurs relations, tout un champ de la souillure dont Mary Douglas a prĂ©cisĂ©, de plus, quâil supposait une image du corps conçu comme vase » ou bol » des mĂ©langes et des altĂ©rations funestes 68. Comment oublier, enfin, que le roman de lâinquiĂ©tude sexuelle par excellence, lâHistoire de lâĆil de Georges Bataille, commence par une assiette de lait destinĂ©e Ă recevoir la chair fĂ©minine rose et noire », et se termine sur un rĂ©cit dâobscĂ©nitĂ©, de noyade et de mĂšre morte 69 ? La gestuelle de Sarkis est Ă lâimage du matĂ©riau quâelle investit douce, mais ambivalente. Respectueuse et mĂ©morative, au bord dâun rituel sans cesse rĂ©inventĂ© câest le cĂŽtĂ© AndrĂ©i Roublev. Mais, aussi, subtilement violente et profanatrice, sans cesse attentatoire câest le cĂŽtĂ© iconoclaste. Venu dâailleurs, je porte ma culture sur mon dos », affirme Sarkis 70. Façon de dĂ©signer une mĂ©moire, de dire que toute pensĂ©e porte son arriĂšre-pensĂ©e dans le passĂ©, toute forme son arriĂšre-fond dans lâhistoire. Mais façon, aussi, dâaffirmer quâon marche dans lâautre sens, et que câest sur son dos, non devant soi ce qui serait marcher dans lâĂ©lĂ©ment de la nostalgie, que lâon doit mettre sa mĂ©moire en jeu. La dĂ©licatesse mĂ©morative, lâattention intense portĂ©e Ă chaque geste, le cĂŽtĂ© presque liturgique des mises en scĂšne de Sarkis, tout cela me semble lâĂ©cho dâune question rĂ©cemment formulĂ©e par Janine Altounian lorsquâelle se demande de quoi tĂ©moignent les mains des survivants » mains des dĂ©funtes mĂšres et gestes de lâartisanat, mains Ă lâouvrage et gestes de piĂ©tĂ© filiale comme dans le rĂ©cit bouleversant, que rapporte Janine Altounian, oĂč toute la dignitĂ© du jeune ArmĂ©nien pendant le gĂ©nocide de 1915 se concentre un moment sur un petit flacon dâhuile de rose » qui permettra, au moins, dâacheter Ă un soldat le droit dâensevelir le pĂšre 71. Lâatelier de lâartiste recueille sans doute les vestiges de toute une mĂ©moire familiale et culturelle. Mais, en mĂȘme temps quâil les recueille, il les dĂ©place, et radicalement. Il les tourne et les retourne, sens dessus dessous, ou bien se les met dans le dos. Sarkis demeure un immigrĂ© par excellence. Cela veut dire, en premier lieu, quâil invente Ă partir dâune perte que Michel de Certeau analysa fort bien en disant quâelle concerne dâabord la nĂ©cessitĂ© de poursuivre une histoire hors du territoire, du langage et du systĂšme dâĂ©changes qui la soutenaient jusque-lĂ . Les pratiques [âŠ] se dĂ©veloppent Ă partir de cette perte. Câest en fonction de cette distance que se forme une reprĂ©sentation de tout ce qui vient Ă manquer la tradition se mue en rĂ©gions imaginaires de la mĂ©moire ; les postulats implicites du vĂ©cu apparaissent avec une luciditĂ© Ă©trange qui rejoint souvent, par bien des traits, la perspicacitĂ© Ă©trangĂšre de lâethnologue. Les lieux perdus se transforment en espaces de fiction offerts au deuil et au recueillement dâun passĂ© 72 ». Mais, phĂ©nomĂšne plus notable parce que plus dĂ©terminant, lâadaptation Ă un autre site social provoque aussi la mise en morceaux des rĂ©fĂ©rences anciennes et, parmi les dĂ©bris qui en restent attachĂ©s aux voyageurs, certains se mettent Ă jouer un rĂŽle intense et muet. Ce sont des fragments de rites, de protocoles de politesse, de pratiques vestimentaires ou culinaires, de conduites de don ou dâhonneur. Ce sont des odeurs, des citations de couleurs, des Ă©clats de sons, des tonalitĂ©s⊠Ces reliques dâun corps social perdu, dĂ©tachĂ©es de lâensemble dont elles faisaient partie, acquiĂšrent de ce fait une force plus grande mais sans ĂȘtre intĂ©grĂ©es Ă un tout, comme isolĂ©es, inertes, plantĂ©es dans un autre corps, Ă la maniĂšre des âpetits bouts de vĂ©ritĂ©â que Freud repĂ©rait prĂ©cisĂ©ment dans les âdĂ©placementsâ dâune tradition. Elles nâont plus de langage qui les symbolise ou les rĂ©unisse. Elles ne forment plus une histoire individuelle qui naĂźtrait de la dissolution dâune mĂ©moire collective. Elles sont lĂ comme endormies. Leur sommeil pourtant nâest quâapparent. Si on y touche, dâimprĂ©visibles violences se produisent. [âŠ] Ce sont des âsignifiantsâ, mais on ne sait plus de quoi. [âŠ] Par eux se garde, tĂȘtue, morcelĂ©e, muette, Ă©chappant aux mainmises, une altĂ©ritĂ© ethnique. [âŠ] Avec ces reliques apparemment triviales, il y a moins de jeu 73⊠» Sarkis ne fait mentir que cette toute derniĂšre phrase. Car, prĂ©cisĂ©ment, il crĂ©e du jeu Ă partir de ces reliques », un jeu de formes et de significations capables de dĂ©saliĂ©ner lâartiste dâun passĂ© quâil nâoublie ni ne regrette. Ă quoi donc joue Sarkis ? Peut-ĂȘtre Ă dĂ©placer pour la beautĂ© du geste des choses que lâhistoire â la dure, la politique, la massacreuse â a voulu dĂ©placer pour la souffrance des ĂȘtres. Le jour oĂč il mâoffre son catalogue intitulĂ© La Fin des siĂšcles, le dĂ©but des siĂšcles, Sarkis pose le doigt, comme il aime faire, sur un bout de texte en me disant que sâil y a une chose Ă bien retenir de cette ancienne exposition, câest bien celle-lĂ . Il sâagit dâune citation dâAdorno, et elle dit Aucun artiste nâest capable par-lui-mĂȘme dâabolir la contradiction entre lâart dĂ©chaĂźnĂ© et la sociĂ©tĂ© enchaĂźnĂ©e ; tout ce quâil peut faire, câest contredire la sociĂ©tĂ© enchaĂźnĂ©e par lâart dĂ©chaĂźnĂ©, et lĂ encore il faut presque quâil dĂ©sespĂšre 74 ». Mais Sarkis transforme ce dĂ©sespoir en malice, un peu comme un enfant qui dĂ©placerait toutes les paires de chaussures dâun jury dâadultes qui, de toutes façon, lâauraient condamnĂ©. Il nous montre un ici en nous donnant Ă entendre un lĂ -bas par exemple lorsquâil enregistre, pour ses films dâatelier, lâambiance sonore, voire le silence de lieux aussi Ă©loignĂ©s de son bol de lait que le Taj Mahal ou Sainte-Sophie de Constantinople ; par exemple lorsquâil spĂ©cule sur le dĂ©calage entre la lumiĂšre de lâĂ©clair et le bruit du tonnerre 75. Bref, Sarkis dĂ©tourne les contradictions et les pervertit ce qui ne veut pas dire, dans son cas, quâil les rende perverses. Il dramatise les contradictions et les intervalles, mais en les rendant suaves. Telle est sa malice crĂ©er de lâaltĂ©ritĂ©, inventer un montage, produire une diffĂ©rence, mais avec tact et dĂ©licatesse, câest-Ă -dire avec ce sens si particulier du passage oĂč, indistinctement, nous dĂ©couvrons que nous avons franchi un seuil Tout Ă coup, tu te demandes oĂč suis-je ? Tu nâas pas su Ă quel moment sâest effectuĂ© le passage. Dans Stalker de Tarkovski, ce nâest pas le passage du noir et blanc Ă la couleur qui est la zone, câest quâĂ un moment donnĂ© on est dans la zone sans le savoir. Dans Shock Corridor de Samuel Fuller, câest le passage de lâĂ©tat normal Ă la folie. Le spectateur sent que le personnage est en train de glisser, et tu glisses toi-mĂȘme. Tu ne sais plus sâil sâagit de la rĂ©alitĂ© ou de lâimage mentale du personnage. Ces passages sont des prises de conscience. Jâaime beaucoup Stromboli de Rossellini, Ă cet Ă©gard. Quelle est lâexpĂ©rience sensible grĂące Ă laquelle une prise de conscience a lieu 76 ? » VoilĂ pourquoi Sarkis, homme dĂ©placĂ© par la force des choses, sait si bien dĂ©placer les choses sans, apparemment, forcer quoi que ce soit. VoilĂ pourquoi nous passons si aisĂ©ment, dans son Ćuvre, de lâicĂŽne byzantine au fĂ©tiche africain, du fĂ©tiche aux cantates de Bach, des cantates aux tapis dâOrient, de lâOrient Ă Webern, de Webern aux tutus de tulle, des tutus Ă Beuys et de Beuys Ă GrĂŒnewald. Ou bien de la bande-son Ă lâaquarelle, de lâaquarelle au mĂ©tal, du mĂ©tal au feu, du feu au tube de nĂ©on, du tube de nĂ©on Ă lâempreinte de doigts, du doigt au vitrail, du vitrail au moniteur vidĂ©o, e cosĂŹ via. Dans presque tous les films de la sĂ©rie au commencement,⊠» le personnage principal est, tout simplement, la main de lâartiste. Main en acte, main active doigts qui sâapprochent, doigts qui colorent en touchant, doigts qui perforent. Mais il y a tout aussi bien la main passive ou, plus exactement, pathique câest-Ă -dire la main qui reçoit, la main atteinte. Dans ce cas, le plus souvent, câest la paume de lâartiste, le creux de sa main, qui seront mis en scĂšne, devenant pour tout dire la scĂšne du film, au sens de son lieu comme au sens de son drame. au commencement, la coulĂ©e » nous montre, par exemple, de la cire blanche qui sâĂ©coule dâune bougie allumĂ©e pour former, dans le creux de la main, une sorte de stigmate qui brĂ»le ou de pansement qui fait tampon. La nuit » nous montre la main saignant â ou noyĂ©e dans â lâencre noire. Dans le signe du peintre », câest une Ă©criture qui devient signe de sang. Dans la chambre », le stigmate rouge devient flamme. Il verse la couleur » ou la main rouge » explorent encore le mĂȘme genre de processus, tandis que la date » nous montre la main active prolongĂ©e de son pinceau, et qui crĂ©e un stigmate de peinture dans le tracĂ© mĂȘme de ce quâon nomme, au creux nos mains, les lignes de vie. Il suffit, dâailleurs, de regarder le creux de sa propre main pour se voir plongĂ© dans cette sorte de vertige notre main se creuse, en effet, de diffĂ©rentes façons. Elle se creuse pour se faire creuset parce que, sans mĂȘme y penser, nous ne cessons avec nos mains de mendier quelque chose. Toujours la main dĂ©sire recevoir ou saisir. Elle sâincurve dans lâeau de la riviĂšre pour se faire bol, y approcher notre bouche, Ă©tancher notre soif. Mais elle se creuse dâune autre façon on sâaperçoit, en fait, quâelle est dĂ©jĂ creusĂ©e, câest-Ă -dire labourĂ©e, minĂ©e, crevassĂ©e par le temps, par tout ce qui dans notre corps ne cesse pas de passer ». Bref, la main ne se creuse que pour recevoir un don-poison quelque chose en plus qui nous enrichira, fĂ»t-ce dâun peu dâeau ou de lait, quelque chose en moins qui nous rendra un peu plus misĂ©rables devant le temps. Quelque chose qui comble et quelque chose qui, au contraire, blesse, ouvre et nous voue Ă une irrĂ©mĂ©diable altĂ©ration. Nombreuses sont les Ćuvres de Sarkis, me semble-t-il, Ă ĂȘtre conçues comme des mains ouvertes, tendues, creusĂ©es ou perforĂ©es. Surfaces oĂč se plantent des couteaux, comme Ankaraâdan bugĂŒnâe », exposĂ©e en 1993 Ă Ankara 77, planchers oĂč sont percĂ©es des ouvertures formant lâimage inversĂ©e dâun ciel Ă©toilĂ©, comme dans lâinstallation de 1997 au musĂ©e de Nantes, intitulĂ©e au commencement, le son de la lumiĂšre Ă lâarrivĂ©e 78 », etc. On comprend mieux, Ă prĂ©sent, la complexitĂ© Ă lâĆuvre dans ces polarisations sans fin oĂč sâintriquent le lait et le sang, le creuset et le creusĂ©, la main qui agit et la main qui subit, le rituel et la profanation, le don de nourriture et la blessure stigmatisante. Nous sommes, dĂ©sormais, au-delĂ de tout Ă©loge, esthĂ©tique ou mĂ©taphysique, selon lequel la main fait lâesprit » autant que lâesprit fait la main, [âŠ] le geste qui crĂ©e exerç[ant] une action continue sur la vie intĂ©rieure 79 ». Cela est vrai, sans doute. Mais nous assistons, de plus, Ă lâemprise dâun phĂ©nomĂšne plus impersonnel et plus dĂ©chirant Ă la fois, qui ne prĂ©sente les choses leur offre une paume ouverte, un creuset, un cadre, un Ă©crin pour lâadmiration que pour mieux les ouvrir leur impose creusements ou stigmates de lâaltĂ©ration. Sarkis revendique presque de travailler sous le regard des icĂŽnes 80 ». Mais lâicĂŽne nâest pas une jolie petite chose rouge et brillante que lâon met sur sa table de nuit câest une image qui dĂ©sire aller au-delĂ de toutes les autres images, câest le lieu oĂč sâinversent les perspectives 81, câest un champ de bataille imaginaire, symbolique et bien rĂ©el, qui a la chair et le verbe pour enjeux, comme le raconte superbement lâAndrĂ©i Roublev de Tarkovski, entre promesses de contemplations sublimes et scĂšnes de destructions sauvages. Tout geste intense dessine le motif de sa contre-effectuation. La main active, on lâa vu le doigt qui vient toucher, sâenfonce, persiste suppose la main pathique la paume qui sâouvre, la main qui se creuse et qui attend. Or, les gestes de Sarkis, par leur dĂ©licatesse et leur nature mĂ©morative, sont trĂšs souvent des gestes dâonction ce sont des gestes qui, pour parler Ă©tymologiquement, parfument » tout ce quâils touchent unctus, en latin, avait dĂ©jĂ pris, au-delĂ du baume parfumĂ©, la signification plus familiĂšre du beau, du suave, par opposition Ă la sĂ©cheresse de siccus. Lâonction est un geste tout Ă la fois pictural et rituel pictural parce quâil sâagit, en gĂ©nĂ©ral, de passer un liquide colorĂ© sur quelque chose ; rituel parce que cela ressemble Ă un baptĂȘme, Ă un consĂ©cration. Lorsque Fra Angelico voulut projeter Ă distance toute une pluie de pigment blanc sur le mur dĂ©jĂ rougi du corridor de San Marco, il procĂ©dait Ă un geste dâonction, du moins Ă son imitatio technique et gestuelle. Il recrĂ©ait mĂȘme, Ă sa façon, la paroi â le creuset minĂ©ral â de cette Grotte de la NativitĂ©, Ă BethlĂ©em, oĂč les pĂšlerins dâalors allaient gratter des taches de chaux quâils prenaient pour les reliques du lait de la Vierge, la grotte passant pour avoir Ă©tĂ© directement ointe » par la gĂ©nĂ©reuse poitrine de Maria lactans 82. La Vierge ne sâest donc pas contentĂ©e de nourrir son petit dieu elle a oint de son lait lâhumanitĂ© entiĂšre. Son culte considĂ©rable prolonge, comme souvent, des survivances paĂŻennes â celles de la dĂ©esse Isis, en lâoccurrence 83 â et ce nâest pas un hasard si sa figure sâest avant tout dĂ©veloppĂ©e dans lâOrient chrĂ©tien, au Liban, en Syrie, pour devenir le grand culte byzantin de la Galaktotrophousa transmis en Occident et se dĂ©veloppant, Ă partir du XIIIe siĂšcle, sous le nom de Maria lactans 84. Alors, la valeur nourriciĂšre du lait sâhypostasia en valeur salvatrice et rĂ©demptrice, comme si le lait de Marie Ă©tait venu sauver lâhumanitĂ© pĂ©cheresse des premiĂšres menstrues dâĂve 85. Denys â le Pseudo-ArĂ©opagite â grand thĂ©ologien mystique, a construit sur cette base lâimage fascinante dâune vĂ©ritĂ© de lait lâĂcriture sainte, dit-il, fait couler sagesse et vĂ©ritĂ© comme un saint breuvage » versĂ© dans un cratĂšre mystique 86 ». Pour ĂȘtre plus prĂ©cis, il devra souligner que la sagesse, comme la nourriture, est de deux sortes Lâune est solide et stable, lâautre liquide et fluide » ; mais les deux se prĂ©parent dans le mĂȘme bol qui, parce quâil est circulaire et largement ouvert, doit symboliser cette Providence qui ne commence ni ne finit, qui tout ensemble se dĂ©ploie sur toutes choses et les enveloppe toutes 87 ». La nourriture solide, câest celle de la transcendante identitĂ© [âŠ] ne subissant dâaucune maniĂšre aucune modification, ne sortant jamais de soi ni ne quittant sa propre demeure et son siĂšge immobile, [âŠ] pouvoir intellectif permanent » que seul apprĂ©hende un intellect stable, puissant, unique et indivisible 88 ». La nourriture fluide, quant Ă elle, symbolise ce flot surabondant qui a soin de sâĂ©tendre processivement Ă tous les ĂȘtres, qui, en outre, Ă travers les objets variĂ©s, multiples et divisibles, conduit gĂ©nĂ©reusement ceux quâil nourrit, selon leurs aptitudes propres, jusquâĂ la connaissance simple et constante de Dieu. Câest pourquoi les paroles intelligibles de Dieu sont comparĂ©es Ă la rosĂ©e, Ă lâeau, au lait, au vin et au miel, parce quâelles ont, comme lâeau, le pouvoir de faire naĂźtre la vie ; comme le lait, celui de faire croĂźtre les vivants ; comme le vin, celui de les ranimer ; comme le miel, celui tout Ă la fois de les guĂ©rir et de les conserver 89 ». Le lait de la vĂ©ritĂ© est donc, aux yeux du Pseudo-Denys, celui qui permet le passage, la procession » comme il dit, dâun ordre Ă lâautre, lâimmuable dans le mouvement, lâintelligible dans le sensible, etc. Le lait symbolise alors ce qui rend le mouvement parfait, ce qui fait croĂźtre les corps en vue de leur gloire future. VoilĂ pourquoi les grands mystiques aiment tant le lait saint Bernard reçoit un jet de lait qui lui vient directement du sein de la Vierge, avant que le Christ en croix ne le rĂ©gale dâun grand jet de sang 90 ; sainte Claire dâAssise sâimagine en train de sucer les mamelles » de saint François, son maĂźtre 91 ; sainte Catherine de Sienne porte sa bouche contre la plaie du Christ en affirmant quâelle tire le lait de sa chair [en tant quâ]Ăąme qui est parvenue Ă ce dernier Ă©tat [et] se repose contre le sein de sa divine charitĂ©, serrant entre ses lĂšvres le saint dĂ©sir de la chair du Christ crucifiĂ© 92 ». LâĂąme dĂ©vote en gĂ©nĂ©ral se sentira tĂ©ter le sein de dame Caritas 93. Or, dans tous ces exemples, le lait appelle le sang des stigmates pour jouer son rĂŽle anagogique et faire fonctionner une sorte de conversion gĂ©nĂ©ralisĂ©e aller au plus bas pour toucher au plus haut, sâhumilier trop humainement pour une future gloire divine, assumer la plaie pour atteindre le ciel, etc 94. Dans presque toutes les crucifixions mĂ©diĂ©vales, la plaie du Christ, sur sa poitrine frappĂ©e par la lance de Longin, laisse Ă©chapper un double jet de blanc et de rouge le rouge reprĂ©sente le sang, bien sĂ»r, et le blanc reprĂ©sente lâeau rĂ©fĂ©rence tropologique au jet dâeau qui, dans lâAncien Testament, surgit de la pierre frappĂ©e par le bĂąton de MoĂŻse ; mais les peintres, comme les mosaĂŻstes, ont prĂ©fĂ©rĂ© le contraste plus tranchant du rouge et dâun blanc opaque ; il Ă©tait facile, dĂšs lors, de voir du lait sortir du sein christique, et dâen tirer toutes les consĂ©quences possibles, figurales et mystiques 95. Sarkis a dĂ©cidĂ© de placer au commencement, lâapparition » en face dâune Ćuvre qui, depuis toujours, lâoccupe et lâobsĂšde câest le grand retable dâIssenheim, avec sa Crucifixion hĂ©rissĂ©e de mains souffrantes et suppliantes, sa MaternitĂ© de lait, sa RĂ©surrection de lumiĂšre aveuglante, sa Tentation dĂ©vastatrice. Une rĂ©cente sĂ©rie de films montre Ă©galement les nĂ©gatifs bleutĂ©s du crucifiĂ© de GrĂŒnewald â oĂč sont isolĂ©s le torse, la tĂȘte, les pieds, les deux mains â projetĂ©s sur une feuille de papier grumeleux que la main de lâartiste enduira de lait avant dây laisser, toujours aussi dĂ©licatement, ses empreintes dâun jaune qui Ă©voque le miel dâune onction pour le moins hĂ©tĂ©rodoxe 96. Ce choix, ce montage, ce face-Ă -face resserrent encore, sâil en Ă©tait besoin, les liens du lait et de la mort. Ils nous rendent visible quelque chose de plus dans lâĆuvre de GrĂŒnewald et, rĂ©ciproquement, nous rendent sensibles Ă une autre temporalitĂ© dans le contexte contemporain oĂč prennent place les travaux de Sarkis. La disproportion des Ćuvres â Ă©crans vidĂ©o en face dâun Ă©norme meuble feuilletĂ©, formes brĂšves en face dâune summa, comme si lâon Ă©coutait successivement une Passion de Bach et quelques PiĂšces de Webern â Ă©claire chacune dâelles. Car quelque chose leur est commun qui est, prĂ©cisĂ©ment, leur façon de crĂ©er formes, matiĂšres et mouvements comme autant de puissances dâantithĂšse. Cette puissance est rythmique, anadyomĂšne tour Ă tour systole et diastole, nĂ©gative et positive, plongeante et rĂ©surgente, Ă©voquant le Au commencement comme le Depuis toujours. Elle a Ă©tĂ© formidablement dĂ©crite dans le texte consacrĂ© par Huysmans au retable de Colmar voilĂ un artiste, dit en effet Huysmans, qui va dâun excĂšs Ă lâautre [en] un systĂšme dâantithĂšses voulues 97 ». GrĂŒnewald installe ainsi la porte du paradis â lâĂ©vĂ©nement rĂ©dempteur par excellence, la promesse de fin des temps â dans une terre saturĂ©e dâoxyde de fer, rouge, [âŠ] dĂ©trempĂ©e par la pluie, pareille Ă des boues dâabattoir, Ă des mares de sang 98 ». Ses draperies Ă©voquent des Ă©corces arrachĂ©es dâarbres » ; ses lumiĂšres suintent comme des sĂ©crĂ©tions » ; son Christ est entiĂšrement paradoxal puisquâil Ă©clate moins de douleur que de rage » et, mĂȘme, a lâair dâun damnĂ© 99 ». Christ gĂ©ant, disproportionnĂ© [dans sa] lamentable horreur, [âŠ] hĂ©rissĂ© tel une cosse de chĂątaigne » ; les boulets des genoux rapprochĂ©s cagnent, et les pieds, rivĂ©s lâun sur lâautre par un clou, ne sont plus quâun amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et les ongles devenus bleus pourrissent ; quant Ă la tĂȘte, cerclĂ©e dâune couronne gigantesque dâĂ©pines, elle sâaffaisse sur la poitrine, qui fait sac et bombe, rayĂ©e par le gril des cĂŽtes » ; rien, donc, de plus humainement bas, [de] plus mort 100 ». Or, Huysmans comprend bien que tout cela nâa Ă©tĂ© possible que par une certaine dĂ©cision de GrĂŒnewald quant Ă la couleur, câest-Ă -dire une façon matĂ©rielle, continue, concertĂ©e, processuelle â au sens du processus » ou de la procession » dont parlait Denys lâAĂ©ropagite â de dramatiser la couleur. Ici, donc, les couleurs seront clameurs », cris tragiques », outrances », violences dâapothĂ©oses » ou frĂ©nĂ©sies de charniers » ; on les quittera Ă jamais hallucinĂ©101 ». Ici la couleur tourne 102 », façon de dire quâelle danse follement, mais aussi quâelle est capable, comme le lait, de pourrir sur place. GrĂŒnewald aura su crĂ©er, notamment, un implacable rapport â lumineux, Ă©pouvantable â entre lâaurĂ©ole du ressuscitĂ©, cette divinitĂ© sâembrasant » tout en montrant les virgules ensanglantĂ©es des mains », et lâ aurĂ©ole inflammatoire qui se dĂ©veloppe autour des petites plaies 103 » du putrĂ©fiĂ© atteint par le mal des ardents. Dâun cĂŽtĂ©, le Christ a la couleur visqueuse dâun poisson qui se gĂąte », dâun autre il prend une teinte inouĂŻe qui nous oblige Ă nous aventurer dans lâau-delĂ plus loin quâaucun thĂ©ologien nâaurait pu [âŠ] lui enjoindre dâaller 104 ». Il faudrait une Ă©tude entiĂšre pour retracer les chemins par lesquels GrĂŒnewald met en relation des choses aussi antithĂ©tiques que lâonction et la profanation. Cela concerne explicitement la Crucifixion et les panneaux infĂ©rieurs de la Lamentation, oĂč Marie-Madeleine, dĂ©figurĂ©e par la souffrance, tient prĂšs dâelle un pot dâonguent destinĂ© Ă parfumer le cadavre du dieu souillĂ© par ses bourreaux â figure picturale et olfactive de sa future rĂ©surrection en corps glorieux â tandis que lâagneau mystique, juste en face, laisse couler son sang dans un calice dorĂ©. Lait et sang sâĂ©voquent mutuellement dans les draperies blanches et rouges de la Vierge de douleur 105, mais avant elle dans lâAnnonciation et, surtout, dans lâallĂ©gorie de la NativitĂ©, avec ses linges et ses draps blancs, sa jarre de porcelaine, sa fiole transparente et le vaste milieu maternel, Ă©carlate, dâoĂč se dĂ©tache la grande pĂąleur de lâenfant. Quâest-ce, dâautre part, que cette stupĂ©fiante RĂ©surrection, si ce nâest la conversion tortueuse et chantournĂ©e, puissante et angoissĂ©e, dâune draperie qui nâen finit pas linge blanc comme le lait ou comme la mort, puis draperie rouge comme la chair, bleue comme un ciel de nuit mais dĂ©jĂ jaune et lumineuse comme une lumiĂšre dâempyrĂ©e ? Partout, chez GrĂŒnewald, semble courir lâantithĂšse du blanc blanc comme le lait, blanc comme la vĂ©ritĂ© toute pure, blanc comme lâagneau sacrifiĂ©, blanc comme un parchemin dâĂcriture sainte et du sang qui peut ĂȘtre liquide corporel, rose rouge oĂč lâon se pique, incandescence lumineuse oĂč le martyre devient gloire. La maternitĂ© de Colmar ne montre pas de sein, nâallaite pas. Mais tout est lĂ pour signifier Maria lactans, ne serait-ce que dans la façon dont la tĂȘte de lâenfant est maintenue vers le haut par sa mĂšre. Un dessin de GrĂŒnewald semble une Ă©tude liĂ©e Ă ce thĂšme câest une tĂȘte dâenfant qui crie, renversĂ©e en arriĂšre, toute bouche ouverte vers le haut â comme font les oisillons dans leur nid â appelant peut-ĂȘtre, avec douleur, le lait maternel 106. Mais, surtout, lâallĂ©gorie de la NativitĂ©, Ă Colmar, est le modĂšle explicite, immĂ©diat, de la Madone de la Neige ou Madone de Stuppach 107. Peaux lactescentes privĂ©es de toute ombre, fleurs rouges et blanches, lumiĂšres cĂ©lestes, montagnes enneigĂ©es, prĂ©sence du CrĂ©ateur au-delĂ des nuages, robe rouge doublĂ©e de blanc, draperies en pĂąles glacis fluides⊠tout est remis en place dans un ordre lĂ©gĂšrement diffĂ©rent. Par exemple, le rosaire de corail avec lequel lâenfant joue dans le retable dâIssenheim se retrouve, Ă Stuppach, au fond dâun magnifique bol de porcelaine blanche â magnifique surtout parce quâil est, comme dans un film de Sarkis, virtuellement rougi par lâombre colorĂ©e de lâimposante robe qui fait masse juste devant lui ou par le sang que lâenfant va bientĂŽt verser pour sauver lâentiĂšre humanitĂ©. Et tout cela pour Ă©voquer aussi une surface exactement dĂ©limitĂ©e par la neige dans le miracle de fondation de Sainte-Marie-Majeure, Ă Rome. Un dessin prĂ©paratoire de la Madone de la Neige la reprĂ©sente tout en blanc et gris ; lâartiste a juste portĂ©, çà et lĂ , dĂ©licatement, Ă lâaquarelle, des petits signes rouges qui ressemblent presque Ă des empreintes de doigts 108. Mettre le doigt sur quelque chose de fragile comme du lait, câest montrer quelque chose de son existence jusquâalors inaperçue ; mais câest, en mĂȘme temps, lâaltĂ©rer. GrĂŒnewald a, pour ainsi dire, mis le doigt sur les mains de la Passion, afin dâen tĂ©moigner. Mais la dramatisation va de pair avec lâexcĂšs, donc avec lâaltĂ©ration les mains du Christ, empalĂ©es par dâĂ©normes clous noirs, semblent crier leur souffrance ; les mains de la Vierge et de Marie-Madeleine crient leur souffrance aussi, câest-Ă -dire leur compassion ; les mains de saint Jean-Baptiste tĂ©moignent en dĂ©signant et en citant â par un magnifique anachronisme â lâĂvangile plus tard Ă©crit par lâautre saint Jean. RessuscitĂ©, le Christ exhibera dâabord ses deux mains dans le panneau Ă©tourdissant que lui consacre GrĂŒnewald. Mais on se souvient du paradoxe de saint Thomas il faut, pour voir, pour savoir et pour tĂ©moigner, mettre le doigt dans la plaie, câest-Ă -dire rouvrir la blessure, rĂ©veiller la douleur, profaner lâintouchable. Le doigt de Sarkis dans au commencement, lâapparition » est aussi un doigt qui blesse, un doigt qui ouvre pour montrer, pour raviver la mĂ©moire. Il mâĂ©voque ces innombrables panneaux du Trecento â des Crucifixions, bien souvent â dont la feuille dâor a Ă©tĂ© abĂźmĂ©e, agressĂ©e, profanĂ©e, en sorte que le bol dâArmĂ©nie, sous-jacent, apparaĂźt dans toute sa rubescence. Alors les aurĂ©oles des saints deviennent sanglantes, et lâicĂŽne profanĂ©e devient lâicĂŽne par excellence, câest-Ă -dire lâicĂŽne capable de souffrir, de saigner. Mais Sarkis ne profane quâĂ jouer dĂ©licatement, sans jamais cesser de garder en mĂ©moire le rituel quâil est en train, avec ses doigts trop libres, trop curieux, de dĂ©placer. Giorgio Agamben a utilement rappelĂ© le sens exact de la profanation Alors que consacrer sacrare dĂ©signait la sortie des choses de la sphĂšre du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes 109 ». La profanation nâabolit donc pas exactement le rite Ce qui a Ă©tĂ© sĂ©parĂ© par le rite peut ĂȘtre restituĂ© par le rite Ă la sphĂšre profane 110 ». Or, la forme la plus simple de cette restitution nâest autre que la mise en contact en tant quâelle sâimpose pour briser un tabou câest une contagion profane, un toucher qui dĂ©senchante et restitue Ă lâusage ce que le sacrĂ© avait sĂ©parĂ© et comme pĂ©trifiĂ© 111 ». La religion nâest pas, comme on le croit, lâacte de lier ensemble religare mais, au contraire, la dĂ©cision de sĂ©parer relegere quelque chose qui, dĂšs lors, deviendra pur, sacrĂ©, intouchable. Mettre le doigt dedans, câest, alors, un peu comme mettre les pieds dans le plat. Câest profaner. Câest, en ce sens, libĂ©rer la possibilitĂ© dâune forme particuliĂšre de nĂ©gligence qui ignore la sĂ©paration ou, plutĂŽt, qui en fait un usage particulier 112 ». VoilĂ exactement ce que fait Sarkis avec le lait frais, les icĂŽnes ou lâhistoire de lâart en gĂ©nĂ©ral. Contre toute religion de lâImprofanable â que Giorgio Agamben diagnostique, pour sa part, dans le spectacle capitaliste, la consommation, le tourisme, voire la pornographie 113 â lâart de la profanation sâexerce fondamentalement dans le jeu en tant quâ usage [ou] rĂ©utilisation parfaitement incongru[s] du sacrĂ© 114 ». Nâest-ce pas exactement ce que fait lâartiste quand il parvient Ă retrouver, au-delĂ ou en deçà de toute sĂ©paration, le contact et le dĂ©placement â toucher pour sĂ©parer ailleurs â dâune forme ou dâun matĂ©riau culturellement investis ? Car profaner ne signifie pas seulement abolir ou effacer les sĂ©parations, mais apprendre Ă en faire un nouvel usage, Ă jouer avec elles. [âŠ] Câest pourquoi il faut arracher Ă chaque fois aux dispositifs Ă tous les dispositifs la possibilitĂ© dâusage quâils ont capturĂ©e 115 ». Ce que Sarkis tente de faire avec la musĂ©ologie mĂȘme â ce dispositif par excellence â oĂč se trouve exhibĂ©, mais aussi capturĂ© », le fĂ©roce retable dâIssenheim. Comme si lâartiste dâaujourdâhui voulait composer un lai Ă lâartiste dâhier, câest-Ă -dire un poĂšme laĂŻc, fait de vers profanes » et lyriques, capable de ne pas oublier tout ce que Villon nomma le lais, câest-Ă -dire le vestige mĂ©moriel, le legs 116 dâune longue durĂ©e des images de la souffrance. Mettre le doigt dans la plaie ? Mettre le doigt dans le lait pour faire refleurir la plaie ? Ce nâest pas autre chose, finalement, quâun art de la mĂ©moire particuliĂšrement dramatisĂ©. Le signe de sang que fait renaĂźtre le doigt de lâartiste, dans au commencement, lâapparition, » peut ĂȘtre vu comme lâĂ©cho ornemental, la transformation intense et ambiguĂ«, de la lettre K visible au tout dĂ©but du film. Ce K nâest autre que lâinitiale dâune notion fondamentale dans lâart et le discours de Sarkis, la notion de Kriegsschatz, le trĂ©sor de guerre ». Comme lâa bien montrĂ© Uwe Fleckner â avec lequel lâartiste a publiĂ© un recueil prĂ©cisĂ©ment consacrĂ© aux trĂ©sors de la mĂ©moire 117 â lâĆuvre de Sarkis sâordonne tout entiĂšre Ă partir dâune certaine conception de lâatelier organisĂ© comme rĂ©seau ou matrice de loci memoriae 118. Or, ces lieux nâont rien de paisible, puisque cette mĂ©moire nâa rien dâapaisant. La question de lâarchive chez Sarkis â comme celle de lâimage en gĂ©nĂ©ral â ne va jamais sans le savoir du dĂ©sastre dont elle est issue, du risque quâelle continue dâencourir, câest-Ă -dire de la menace quâelle brĂ»le 119. La premiĂšre oeuvre reproduite par Sarkis dans son catalogue rĂ©trospectif de 1995 date de 1966 et sâintitule aprĂšs Hiroshima 120 ».Si lâartiste, dans son vocabulaire personnel, joue constamment entre le K et le L, câest-Ă -dire entre le Kriegsschatz et le Leidschatz â le trĂ©sor de guerre » et le trĂ©sor de souffrance » â câest que tout art de la mĂ©moire, aujourdâhui plus que jamais, ne fait que sâaffronter aux motifs de la destruction, de la guerre, du gĂ©nocide. Uwe Fleckner a fort bien rappelĂ© que la thĂ©orie de la mĂ©moire culturelle Ă©laborĂ©e par Aby Warburg nâallait pas sans la cruautĂ© ou lâinfinie lourdeur de ce prĂ©supposĂ© dâoĂč lâart tire peut-ĂȘtre son existence mĂȘme Le trĂ©sor de souffrance de lâhumanitĂ© devient un bien humain 121 » der Leidschatz der Menschheit wird humaner Besitz. La consĂ©quence, je crois, nâest pas exactement ce quâen dit Fleckner, Ă savoir que le souvenir ne devient seulement durable que dans lâĆuvre dâart 122 ». Car un souvenir durable ne se construit que sur les signes reconnaissables et pour ainsi dire figĂ©s dâune tradition, tandis quâune Ćuvre comme celle de Sarkis joue, plus volontiers, sur des apparitions et des disparitions, façon de rendre Ă la mĂ©moire inconsciente son flux, son inconstance, son hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, son rythme anadyomĂšne de survivances et de symptĂŽmes. Lâoeuvre dure, sans doute. Elle est mĂȘme le rĂ©sultat dâune construction pierre Ă pierre. Mais elle ne dure que sur le fond dâune souffrance quâelle cache et qui, de loin en loin, se ravive soudain, comme la plaie rouverte par un doigt inquiet. LâĆuvre serait alors comme ce pont dont les folklores balkaniques â en GrĂšce comme en Albanie, en Yougoslavie comme en Bulgarie ou en Roumanie â ont tirĂ© un motif que Marguerite Yourcenar a magnifiquement condensĂ© dans son rĂ©cit intitulĂ© Le Lait de la mort 123. Câest lâhistoire dâun pont â dâune tour ou dâun chĂąteau â qui ne cesse de sâĂ©crouler jusquâĂ ce que lâon comprenne le sacrifice quâil demande il faut y emmurer une femme, ce quâon ne tarde pas Ă faire. Mais, comme elle allaite encore son enfant, on laisse son sein Ă lâair libre, son sein qui continuera miraculeusement, par-delĂ la mort, de donner du lait. Câest sur ce motif, par exemple, que Paradjanov â quâadmire tant Sarkis â a construit son film La LĂ©gende de la forteresse de Suram, oĂč lâon retrouve le blanc du lait renversĂ©, des offrandes de riz, des tas de laine Ă©crue, des colombes jetĂ©es au passage de cercueils, et le rouge des grenades ouvertes ou du sang de lâĂ©pousĂ©e⊠Câest sur ce motif aussi que lâon pourrait, pourquoi pas, construire une nouvelle parabole sur les puissances de lâart lâart ne serait-il pas ce qui nous fait rĂȘver que le lait de nos mĂšres mortes continue â bien que la plaie reste vive â de nous dĂ©saltĂ©rer ? © Georges Didi-Huberman, 2005 1 â Sarkis, au commencement lâapparition », 2005. Film vidĂ© 3 min 26 rĂ©alisĂ© dans lâatelie de lâartiste Ă Villejuif 2 â Guo Ruoxu, Notes sur ce qu jâai vu et entendu en peintur XIe siĂšcle, trad. Y. Escande Bruxelles, La Lettre volĂ©e 1994, p. 188 3 â Il sâagit dâune sĂ©ri de vingt-cinq films rĂ©alisĂ© par Sarkis au Studio national de Arts contemporains Le Fresnoy et dans lâatelier de Calder Ă Sach en 1997-1998. Ces films porten tous le titre au commencement,⊠suivi des variations suivantes lâentrĂ©e, la tĂȘte, le trĂ©sor, il brĂ»le la main rouge, le cri, la photographi obscure, la coulĂ©e, lâaura, le roug et le vert, dâaprĂšs et aprĂšs, immense la chambre, les empreintes, la nuit le pain qui nage, les couleurs dan lâeau, il verse la couleur, la boĂźt dâaquarelles, le jaune et le bleu lâimage colorĂ©e, le jaune, le sign du peintre, la date, le tambour » Cf. Sarkis. Bordeaux, CAPC-MusĂ©e dâAr contemporain, 2000, oĂč on pourr lire, sur ces films, le texte dâĂ. Bullot Kiosque pour Sarkis », ibid. p. 39-47. Cf. Ă©galement id. PhotogĂ©nie de lâaquarelle », Trafic n° 31, 1999, p. 35-39 4 â LĂ©onard de Vinci TraitĂ© de la peinture trad. A. Chastel, Paris Berger-Levrault, 1987, p. 181 5 â Sur ces distinctions cf. G. Didi-Huberman La Ressemblance par contact ArchĂ©ologie, anachronisme e modernitĂ© de lâempreinte, Paris Minuit, 2006 réédition de lâessa paru dans LâEmpreinte, Paris Centre Georges Pompidou 1997, p. 15-192 6 â Dionysos de Furna Ermeneutica della pittura trad. G. Donato Grasso, Naples Fiorentino, 1971, p. 3-10 C. Cennini, Le Livre de lâart trad. C. DĂ©roche, Paris Berger-Levrault, 1991, p. 29-35 7 â LĂ©onard de Vinci TraitĂ© de la peinture, op. cit. p. 116-120 8 â Pline lâAncien Histoire naturelle, XXXV trad. Croisille, Paris Les Belles Lettres, 1985, p. 58 9 â ThĂ©ophile, Essai sur divers arts trad. BourassĂ©, Paris Picard, 1980, p. 32 10 â Cf. A. BĂ©guin, Dictionnair technique de la peinture, IV, Paris AndrĂ© BĂ©guin, 1981 p. 690-693. G. Loumyer Les Traditions technique de la peinture mĂ©diĂ©vale, Bruxelles Van Oest, 1920 rééd. Nogent-le-Roi Laget, 1996, p. 163-166 M. P. Merrifield, Medieva and Renaissance Treatise on the Art of Painting Original Texts with Englis Translations 1849, New York Dover Publications, 1967 p. CXXXIX et 618 11 â Cadet-de-Vaux MĂ©moire sur la peinture au lait Paris, Veuve Panckoucke, 1800 passim, qui distingue peintur au lait dĂ©trempe », peinture au lai rĂ©sineuse » et badigeon » 12 â A. BĂ©guin, Dictionnair technique de la peinture, I Paris, AndrĂ© BĂ©guin, 1978 p. 190 13 â C. Cennini, Le Livre de lâart op. cit., p. 71, 165 214 et 267 14 â ibid., passim. Le bol dâArmĂ©ni est Ă©voquĂ© dans dix-sept chapitre du traitĂ©, surtout les chapitres CXXX et CXXXII, p. 230-233 Cf. D. V. Thompson The Materials and Technique of Medieval Painting 1936 New York, Dover Publications 1956, p. 219-220 15 â A. BĂ©guin, Dictionnair technique de la peinture, I op. cit., p. 190 16 â Pline lâAncien, Histoir naturelle, XXXV, op. cit., p. 57 17 â ibid., p. 51 18 â Jehan le BĂšgue Tabula de vocabulis sinonimi et equivocis colorum Ă©d. et trad. M. P. Merrifield Medieval and Renaissanc Treatises, op. cit., p. 20-21 19 â Cf. R. Ciasca Lâarte dei medici e speziali nell storia e nel commercio Fiorentin dal secolo XII a XV, Florence Olschki, 1927 Ă©d. 1977 20 â Je pense Ă la question posĂ© publiquement par Sarkis au Salo de Mai en 1969 Connaissez-vou Joseph Beuys ? », ou Ă sa participatio Ă la cĂ©lĂšbre exposition dirigĂ© par Harald Szeemann When Attitudes Become Form Berne, Kunsthalle, 1968 Sur Beuys et la relatio art-mĂ©decine, cf. T. Davil et M. FrĂ©churet dir. LâArt mĂ©decine, Antibes-Paris MusĂ©e Picasso-RMN, 1999 p. 171-186 21 â Cf. J. Derrida La pharmacie de Platon » 1968 La DissĂ©mination, Paris, Le Seuil 1972, p. 69-197 22 â P. ValĂ©ry, Prose 1892-1893 citĂ© et commentĂ© par J. Jallat Entre lait et cendres le poĂšme », Bulletin des Ă©tude valĂ©ryennes, XXIII, 1996 n° 72-73, p. 169-172 23 â CitĂ© par Ă. Bullot Kiosque pour Sarkis » art. cit., p. 44-45 24 â ArtĂ©midore, Onirocriticon La clef des songes trad. A. J. FestugiĂšre, Paris Vrin, 1975, p. 251. De mĂȘme Quelquâun rĂȘve-t-il quâil est dan les langes, comme les enfants et quâil tĂšte le lait de quelqu femme [âŠ], il sera atteint dâun longue maladie. [âŠ] Quant Ă rĂȘve quâon a du lait dans ses seins [âŠ] cela signifie prospĂ©ritĂ© » ibid., p. 34 25 â G. Bachelard, LâEa et les rĂȘves. Essai sur lâimaginatio de la matiĂšre, Paris, JosĂ© Corti 1942 Ă©d. 1997, p. 158 26 â ibid., p. 158 et 170 27 â ibid., p. 164 28 â ibid., p. 157 et 161 29 â ibid., p. 160-161 30 â ibid., p. 158-161 31 â J. Michelet, La Mer 1861 Paris, Gallimard, 1983 p. 114-117 32 â Id., La Femme 1859 Paris, Flammarion, 1981, p. 95 33 â ibid., p. 97 34 â Ăvangile selon saint Jean, XX 24-29 35 â Cf. G. Didi-Huberman Une ravissante blancheur 1986, Phasmes Essais sur lâapparition, Paris Minuit, 1998, p. 76-98 36 â Le lait est, en gĂ©nĂ©ral, dan tous les animaux, un liquide opaqu blanc, doux, plus ou moins sucrĂ© un peu plus pesant que lâeau Il est toujours composĂ© dâune matiĂšr caseuse, dâune matiĂšre butireuse, dâea et de sucre de lait. Ces substances [⊠contiennent en dissolution diffĂ©rent sels, des phosphates terreux et de hydrochlorates de potass et de chaux » Gardien, Lait », Dictionnair des sciences mĂ©dicales, XXVII Paris, Panckoucke, 1818, p. 127 37 â Cf. notamment A. ParĂ© oeuvres complĂštes Ă©d. Malgaign 1840-1841, GenĂšve Slatkine Reprints, 1970, II p. 771 et III, p. 667 38 â Aristote, De la gĂ©nĂ©ratio des animaux, II, 4, 739 et IV, 8, 777a, trad. P. Louis Paris, Les Belles Lettres 1961, p. 69 et 172 39 â Cf. C. D. OâMalle et J. B. de C. M. Saunders Leonardo da Vinc on the Human Body The Anatomical, Physiological an Embryological Drawings, New York Henry Schuman, 195 rééd. New York, Dover Publications 1983, p. 460-461 40 â Cf. R. Zapperi, LâHomm enceint. Lâhomme, la femm et le pouvoir 1979 trad. Maire Vigueur, Paris PUF, 1983. R. Lionetti Le Lait du pĂšre 1984 trad. Castelain, Paris Ăditions Imago, 1988 41 â Cf. C. Fortier, Le lait le sperme, le dos. Et le sang ReprĂ©sentations physiologiques d la filiation et de la parentĂ© de lai en Islam malĂ©kite et dans la sociĂ©t maure » Cahiers dâĂ©tudes africaines, XLI 2001, n° 1, p. 97-138 42 â C. Malamoud Cuire le monde. Rite et pensĂ© dans lâInde ancienne, Paris La DĂ©couverte, 1989, p. 52 43 â Cf. G. Marcy, Lâallianc par collactation tadâa che les BerbĂšres du Maroc central » Revue africaine, LXXIX, 1936, n° 2 p. 957-973. P. Bonte Le sein, lâalliance, lâinceste » Autrement. SĂ©rie mutations mangeurs, n° 143, 1994, p. 143-156 44 â Cf. S. Altorki Milk-Kinship in Arab Society an Unexplored Problem in th Ethnography of Marriage » Ethnology, XIX, 1980, n° 2 p. 233-244 J. Khatib-Chahidi, Milk-Kinshi in Shiâite Islamic Iran » The Anthropology of Breast-Feeding Natural Law or Social Construct dir. V. Maher Oxford-Providence, Berg, 1992 p. 109-132 F. HĂ©ritier-AugĂ© IdentitĂ© de substance et parent de lait dans le monde arabe » Ăpouser au plus proche. Inceste prohibitions et stratĂ©gie matrimoniales autou de la MĂ©diterranĂ©e dir. P. Bonte, Paris, Ădition de lâEHESS, 1994, p. 149-164 C. Fortier, Le lait, le sperm et le dos », art. cit., p. 97-138 45 â Thomas dâAquin Somme thĂ©ologique Ia, prologue, trad. Gardeil Paris, DesclĂ©e, 1968, p. 1 citant I Corinthiens, III, 2 46 â Cf. C. Klapisch-Zuber Parents de sang, parent de lait » 1983, La Maiso et le nom. StratĂ©gies et rituel dans lâItalie de la Renaissance, Paris Ăditions de lâEHESS, 1990 p. 263-289 47 â Cf. G. Didier-Huberman Puissances de la figure ExĂ©gĂšse et visualitĂ© dans lâar chrĂ©tien », Encyclopaedi Universalis. Symposium Paris, Encyclopaedia Universalis 1990, p. 596-609 48 â Pline lâAncien Histoire naturelle, XI trad. A. Ernout et R. PĂ©pin Paris, Les Belles Lettres 1947, p. 103 49 â ibid., p. 104 50 â A. ParĂ©, oeuvres complĂštes op. cit., II, p. 502 51 â Pline lâAncien, Histoir naturelle, XXVIII, trad. A. Ernout Paris, Les Belles Lettres 1962, p. 43-50 et 63-67 Cf. Ă©galement A. ParĂ© oeuvres complĂštes, op. cit., II p. 77 et 103 ; III, p. 173 52 â CitĂ© et comment par P. Camporesi, Le vie del latte dalla Padania alla steppa, Milan Garzanti, 1993, p. 1 trad. partielle I. Giordano Le voie lactĂ©e », Autrement SĂ©rie mutations / mangeurs n° 149, 1994, p. 77 53 â ApulĂ©e Les MĂ©tamorphoses, III Livres VII-XI, trad. P. Vallette, Paris Les Belles Lettres, 1945, p. 146-147 Cf. R. B. Onians, Les Origine de la pensĂ©e europĂ©enn sur le corps, lâesprit, lâĂąme, le monde le temps et le destin 1951 trad. B. Cassin, A. Debr et M. Narcy, Paris, Le Seuil 1999, p. 326 54 â R. B. Onians Les Origines de la pensĂ© europĂ©enne, op. cit., p. 268 55 â ibid., p. 338-339 J. G. Frazer, Le Rameau dâor, IV Balder le magnifique 1890-1915 trad. P. Sayn 1930, Paris, Rober Laffont, 1984, p. 245 56 â J. G. Frazer Le Rameau dâor, IV, op. cit., p. 204 57 â Cf. M. Meslin Un don biblique », Autrement SĂ©rie mutations/mangeurs, n° 143 1994, p. 101-103 58 â Cf. C. Malamoud Cuire le monde, op. cit., p. 51 Y. Tardan-Masquelier La bonne marche du cosmos » Autrement, op. cit., p. 116-126 59 â Cf. U. Harva Les ReprĂ©sentations religieuse des peuples altaĂŻques 1938 trad. Perret, Paris, Gallimard 1959, p. 57 et 123. Roux Le lait et le sein dans le traditions turques » LâHomme, VII, 1967, n° 2, p. 48-63 Pour le domaine slave cf. J. Kabakova, Le sein et le lai maternel dans lâimaginair des Slaves », La Revue russe, n°8 1995, p. 83-89 60 â Cf. P. Saintyves Les saints protecteur des nourrices et les guĂ©risseur des maladies de seins », Revu des traditions populaires, XXXI 1916, n° 3-4, p. 77-84 C. Corrain, F. Rittatore et P. Zampini Fonti e grotte lattaie nellâEurop occidentale », Etnoiatria, I, 1967 n° 2, p. 31-39 G. Plazio, La cera, il latte, lâuom dei boschi. Mitologia e realt sociale in una comunitĂ prealpina Turin, Giappichelli, 1979 R. Lionetti, Le Lait du pĂšre op. cit., p. 14-18. P. Camporesi Le vie del latte, op. cit., p. 5-47 61 â Pline lâAncien, Histoir naturelle, XXVIII, op. cit., p. 63 ThĂšme repris Ă la Renaissanc par A. ParĂ©, oeuvres complĂštes op. cit., II, p. 686 Cf. Flandrin, Lâattitude Ă lâĂ©gar du petit enfant et les conduite sexuelles. Structures ancienne et Ă©volution » 1973 Le Sexe et lâOccident Ăvolution des attitudes et de comportements, Paris, Le Seuil 1981, p. 151-216. Pour lâItalie cf. A. Rivera, Gravidanza, parto allattamento, malattie infantili pratiche empiriche e protezion simbolica », Le tradizioni popolar in Italia medicine e magie dir. T. Seppilli, Milan, Electa, 1989 p. 63-70. Et, sur un pla anthropologique plus gĂ©nĂ©ral cf. F. HĂ©ritier, Le sperme et le sang De quelques thĂ©ories ancienne sur leur genĂšse et leurs rapports 1985, Masculin/fĂ©minin La pensĂ©e de la diffĂ©rence, Paris Odile Jacob, 1996, p. 133-151. Id. La mauvaise odeur lâa saisi. D lâinfluence du sperme et du sang su le lait nourricier », ibid., p. 153-164 62 â Cf. G. Bataille, ThĂ©orie de l religion 1948, oeuvres complĂštes VII, Paris, Gallimard, 1976 p. 301-302. Id., La Part maudit 1949, ibid., p. 64-65, parmi bie dâautres textes de Bataille sur cett question 63 â Cf. M. Meslin, Un do biblique », art. cit., p. 103-107 Lavoie, Festin Ă©rotiqu et tendresse cannibalique dan le Cantique des cantiques » Studies in Religion, XXIV, 1995, n° 2 p. 131-146 Pierre, Lait et miel ou la douceur du Verbe » Apocrypha, n° 10, 1999, p. 139-176 64 â Cf. J. G. Frazer Le Rameau dâor, IV, op. cit., p. 52-5 et 245. A. Van Gennep, Le Folklor français, I. CĂ©rĂ©monies familiales du berceau Ă la tombe 1943, Paris Robert Laffont, 1998 p. 118-119. P. Camporesi Le vie del latte, op. cit., p. 32 65 â Cf. C. Klapisch-Zuber Parents de sang, parents de lait » art. cit., p. 287 66 â LĂ©onard de Vinci, Carnets Ă©d. E. Maccurdy, trad. L. Servicen Paris, Gallimard, 194 Ă©d. 1987, II, p. 492 67 â S. Freud, ConfĂ©rence dâintroduction Ă la psychanalys 1916-1917, trad. F. Cambon, Paris Gallimard, 1999, p. 465 68 â M. Douglas, De la souillure Essai sur les notions de pollutio et de tabou 1967, trad. A. GuĂ©rin Paris, La DĂ©couverte, 1992 p. 29 et 141 [Le corps] contien des fluides vitaux quâil ne doi pas laisser sâĂ©couler ou se diluer On considĂšre [âŠ] que les femelle sont littĂ©ralement des entrĂ©e par lesquells la puretĂ© du conten peut ĂȘtre altĂ©rĂ© » 69 â G. Bataille Histoire de lâoeil 1928, oeuvre complĂštes, I, Paris, Gallimard, 1970 p. 13-14 et 78 70 â CitĂ© par Ă. Bullot, PhotogĂ©ni de lâaquarelle », art. cit., p. 39 71 â J. Altounian De quoi tĂ©moignent les main des survivants De lâanĂ©antissement des vivants de lâaffirmation de la vie » TĂ©moignage et trauma. Implication psychanalytiques dir. Chiantaretto, Paris, Dunod 2004, p. 27-63 72 â M. de Certeau, Ăconomie ethniques pour une Ă©col de la diversitĂ© », Annales ESC, XLI 1986, p. 808 73 â ibid., p. 808-809 74 â CitĂ© en exergu par C. Gintz, Sur les trace du capitaine Sarkis », Sarkis La Fin des siĂšcles, le dĂ©but de siĂšcles, Paris, ARC-MusĂ©e dâAr moderne de la Ville de Paris 1984, p. 2 75 â Cf. Sarkis. Bonn-Ostfildern, Kunst- un Austellungshalle de Bundesrepublik Deutschland-Cant Verlag, 1995, p. 187 et 198-199 76 â CitĂ© par Ă. Bullot Kiosque pour Sarkis » art. cit., p. 42 77 â Cf. Sarkis. 26. 9. 19380 op. cit., p. 179 78 â Cf. C. Allemand-Cosneau Dialogues de lumiĂšre » Sarkis au commencement, le son de l lumiĂšre Ă lâarrivĂ©e », Nantes, MusĂ© des Beaux-Arts, 1997, p. 40-43 79 â H. Focillon, Ăloge de la main 1943, Vie des formes, Paris, PUF 1964, p. 128 80 â Cf. Cousseau Sous le regard des icĂŽnes » Sarkis. Ikones, Paris Ăcole nationale supĂ©rieur des Beaux-Arts, 2002, p. 7-15 81 â Cf. P. Florensky La Perspective inversĂ©e 1919 trad. F. Lhoest, Lausanne LâĂge dâHomme, 1992, p. 67-120 82 â Cf. G. Didi-Huberman Fra Angelico â Dissemblanc et figuration, Paris, Flammarion 1990, p. 109-11 Ă©d. 1995, p. 142-143 Cf. Ă©galement H. Leclercq, Lait » Dictionnaire dâarchĂ©ologi chrĂ©tienne et de liturgie, VIII-1, Paris Letouzey et AnĂ©, 1928, col. 1065 83 â Cf. L. Langener Isis Lactans â Maria Lactans Untersuchungen zur koptische Ikonographie, Altenberge Oros Verlag, 1996 84 â Cf. A. Cutler The Cult of the Galaktotrophous in Byzantium and Italy », Jahrbuc des österreichischen Byzantinistik XXXVII, 1987, p. 335-350. E Cruikshank Dodd, Christian Ara Sources for the Madonna Allattant in Italy », Arte medievale, N. S., II 2003, n° 2, p. 33-39. G. P. Bonan et S. Baldassarre Bonani Maria lactans, Rome, Marianum, 1995 85 â Cf. F. Ronig, Theologisch Inhalt des Bildes der stillende Muttergottes Maria Lactans Saarburg, Rassier, 1964 B. A. Williamson, The Virgi Lactans as Second Eve Imag of the Salvatrix », Studies i Iconography, XIX, 1998, p. 105-138 Sur le culte marial Ă Rome cf. surtout lâĂ©tude remarquabl de G. Wolf, Salus Populi Romani Die Geschichte römische Kunstbilder im Mittelalter, Weinheim VCH-Acra Humaniora, 1990 86 â Pseudo-Denys lâArĂ©opagite Lettre IX », trad. M. de Gandillac oeuvres complĂštes, Paris, Aubier 1943 Ă©d. 1989, p. 355 87 â ibid., p. 356 88 â ibid., p. 356-357 89 â ibid., p. 357 90 â Cf. L. Dal PrĂ dir. Bernardo di Chiaravall nellâarte italiana dal XI al XVIII secolo, Milan, Electa 1990, p. 48-71 91 â Cf. M. Bartoli Analisi storica e interpretazion psicoanalitica di una visione s Santa Chiara dâAssisi » Archivum Franciscanum Historicum LXXIII, 1980, n° 4, p. 449-472 Sur la lactation comme thĂšm mystique et monastique cf. C. W. Bynum, Holy Feas and Holy Fast. The Religiou Significance of Food to Medieva Women, Berkeley-Los Angeles Londres, University of Californi Press, 1987, p. 116-118, 190-191 270-275, 289-293, etc 92 â Catherine de Sienne Le Livre des dialogues trad. Guigues, Paris, Le Seuil 1953, p. 308 93 â Cf. M. Von Thadden Die Ikonographie der Carita in der Kunst des Mittelalters, Bonn ThĂšse de lâUniversitĂ©, 1951 94 â Cf. G. Didi-Huberman Un sang dâimages » Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 32, 1985, p. 123-153 95 â Cf. C. W. Bynum Jesus as Mother. Studies in th Spirituality of the High Middle Ages Berkeley-Los Angeles-Londres University of California Press, 1982 96 â Sarkis, au commencement le toucher » pour Matthia GrĂŒnewald, 2005. Six films vidĂ© rĂ©alisĂ©s au Centre de recherch et de restauration des musĂ©e de France, au Louvre 97 â Huysmans Les GrĂŒnewald du musĂ©e de Colma 1904, Ă©d. P. Brunel A. Guyaux et C. Heck, Paris Hermann, 1988, p. 50-52 98 â ibid., p. 50 99 â ibid., p. 50 et 52-53 100 â ibid., p. 21-22 101 â ibid., p. 48 102 â ibid., p. 33 103 â ibid., p. 30 et 44 104 â ibid., p. 30 et 10 Carnet de 1903 105 â On retrouve le mĂȘm systĂšme chromatique dan le bloc de compassion » roug et blanc qui entour la Crucifixion de BĂąle 106 â Berlin, Kupferstichkabinett Cf. H. Ziermann et E. Beissel Matthias GrĂŒnewald, Munich Londres-New York, Prestel, 2001, p. 12 107 â Cf. H. Hubach Matthias GrĂŒnewald der Aschaffenburge Maria-Schnee-Altar. Geschichte Rekonstruktion, Ikonographie Mainz-Trier, Verlag der Gesellschaf fĂŒr mittelrheinisch Kiechengeschichte, 1996 E. Wiemann, Die Stuppache Madonna, Stuttgart, Staatsgalerie 1998 108 â Berlin, Kupferstichkabinett Cf. H. Hubach, Matthias GrĂŒnewald der Aschaffenburge Maria-Schnee-Altar, op. cit. planche III 109 â G. Agamben, Profanations trad. M. Rueff, Paris, Payot e Rivages, 2005, p. 91 110 â ibid., p. 92 111 â ibid., p. 93 112 â ibid., p. 93-94 113 â ibid., p. 100-107 et 112 114 â ibid., p. 94 115 â ibid., p. 113 116 â Cf. A. Rey dir. Dictionnaire historiqu de la langue française, Paris Dictionnaires Le Robert 992, I, p. 109 sv Lai » 117 â U. Fleckner et Sarkis Die Schatzkammern de Mnemosyne. Ein Lesebuc mit Texten zur GedĂ€chtnistheori von Platon bis Derrida, Dresde Verlag der Kunst, 1995 118 â U. Fleckner Lâatelier sans artiste Ă propos de la reprĂ©sentatio du lieu de travail, de Caspar Davi Friedrich Ă Sarkis » trad. O. Brogden, Sarkis op. cit., p. 24-35. Id., Theatru mundi », Sarkis. Le mond est illisible, mon coeur si Lyon-Milan, MusĂ©e dâAr contemporain-5 Continents Ăditions 2003, p. 129-135 119 â Cf. G. Didi-Huberman Lâimage brĂ»le » confĂ©renc prononcĂ©e le 18 juin 200 au Centre Georges Pompidou, extrai publiĂ© dans Art Press, n° spĂ©cial 25 2004 [ Images et religion du livre »] p. 68-73, Ă paraĂźtre 120 â Sarkis. op. cit., p. 14 121 â U. Fleckner âDer Leidschatz der Menschhei wird humaner Besitzâ Sarkis, Warburg und das sozial GedĂ€chtni der Kunst », Sarkis Das Licht des Blitzes â Der LĂ€r des Donners, Vienne, Museu moderner Kunst-Stiftung Ludwig 1995, p. 33-46 art. cit., p. 134 122 â Id., Theatrum mundi » 123 â M. Yourcenar, Le lait de l mort » 1938, Nouvelles orientales Paris, Gallimard, 1963, p. 43-58 RĂ©cit commentĂ© par A. Guyaux Le lait de la mĂšre », Critique n° 383, 1979, p. 368-374 Pour une Ă©tude comparativ de ce motif, cf. H. Diplich Das Bauopfer als dichterisches Moti in SĂŒdosteuropa, Munich, Verla des sĂŒdostdeutschen Kulturwerkes 1976, et surtout le recueil compos par V. GĂ©ly-Ghedira dir. Le Lait de la mort. La ballade d lâemmurĂ©e et sa fortune littĂ©raire Clermont-Ferrand, UniversitĂ© Blais Pascal-Centre de Recherche sur les LittĂ©ratures moderne et contemporaines, 1998.